Partager la publication "Mathias Jud et Christoph Wachter, les robins des bois du net"
C’est à côté d’un bidonville rom
de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, que Mathias Jud nous a donné rendez-vous. Surprenant de la part d’un artiste qui, avec son compagnon Christoph Wachter, exposait à la Gaîté-lyrique et au musée des Arts et Métiers en 2013. Et affiche seize prix artistiques décernés par
des institutions suisses, allemandes ou européennes. C’est pourtant là, loin des temples de la culture, qu’il faut se rendre pour découvrir le travail récent de ces deux créateurs suisses installés à Berlin.
Mathias est à Montreuil pour
l’hôtel Gelem – du nom de l’hymne
des roms. une bicoque en bois installée au milieu des caravanes, qui accueille depuis l’automne 2011 des « touristes embarqués », curieux de partager le quotidien de cette population, à quelques kilomètres mais mille lieues de la place Beauvau, d’où est régi son sort. « Aller
à Gelem, c’est accepter la sédentarité
des Roms. Ce ne sont pas eux qui voyagent,
c’est le visiteur », explique Mathias.
Il existe d’autres Gelem. À Mitrovica, ancienne ville rom ravagée par la guerre du Kosovo; à Shutka, en Macédoine, capitale européenne des Roms ; à Berlin,
à Fribourg… cette « chaîne » d’hôtels créée par Mathias et Christoph a permis de dégager des revenus pour installer l’électricité et l’eau potable dans ces camps.
« Mais il manquait une chose, raconte Mathias avec son accent suisse alémanique.
Internet. On nous répète
que tout le monde peut accéder librement
au web. Mais depuis des lois comme Hadopi, il est impossible d’avoir une connexion fixe sans adresse ou compte bancaire. C’est
un dispositif de pouvoir énorme : les exclus de la ville sont aussi exclus du numérique. »
« On nous répète
que tout le monde peut accéder librement
au web. Mais depuis des lois comme Hadopi, il est impossible d’avoir une connexion fixe sans adresse ou compte bancaire. »
« Vélo pirate »
Fracture sociale et fracture numérique ne font qu’une. C’est ce qui a poussé Mathias et Christoph à lancer le réseau
#GLM, pendant numérique de Gelem. À quelques mètres de l’hôtel, un poteau. Au sommet, une antenne improvisée avec une boîte de whisky et du ruban adhésif. Elle permet de capter le Wi-Fi de la Maison populaire, une association locale. C’est pour réparer ce capteur de fortune que Mathias est de passage. Le lendemain, c’est au camp de Grigny, dans l’Essonne, qu’il se rendra pour installer le réseau.
Avant #GLM, Mathias et Alex, figure rom de Montreuil, avaient imaginé un prototype de « vélo pirate ». Bardé d’antennes faites de conserves,
d’un petit pc portable et d’une clé wi-fi, le biclou sillonnait la ville en tentant de
se connecter à tous les réseaux disponibles. « En rentrant le soir, on pouvait regarder les fichiers téléchargés », se rappelle Mathias.
Prison secrète
On ne sait jamais trop où s’arrête la politique et où commence l’art avec les « œuvres-outils » des deux amis. Et ce dès leurs débuts. C’était en 2000, avec le projet
Zone interdite. Sans formation web initiale – Mathias a étudié la chimie, Christoph les beaux-arts –,
ils lancent une plateforme numérique sur laquelle chacun peut publier des documents – image, article, url – sur les bases militaires secrètes. Succès de l’opération : ils décident d’utiliser les fragments récoltés pour modéliser le camp de Guantánamo
en 3D. De 2006 à 2009, la reconstitution virtuelle est exposée en Allemagne, en Italie et au Brésil. Les visiteurs peuvent franchir les murs de la prison
et s’y déplacer, comme dans un jeu vidéo.
Un an plus tard, la photo d’un vétéran de l’armée de l’air est postée
sur le site de Zone interdite. Au premier plan, de jeunes soldats en pleine partie de beach-volley, sur la plus belle plage
de Guantánamo ; au fond, un bâtiment camouflé qui ne figure sur aucun plan officiel. Il s’agit d’une prison secrète
où une vingtaine d’adolescents furent emprisonnés et dont certains journalistes soupçonnaient l’existence. D’autres prisons seront ainsi repérées, en Irak
et en Afghanistan. Mais Mathias récuse tout militantisme :
« Ce n’est pas pour
ou contre le militaire. C’est un outil pour réfléchir à ce que peut vouloir dire “pas le droit de regarder”, à l’heure du numérique. »
L’une des dimensions de l’œuvre de Mathias et Christoph est de lever le voile sur les interdits. « En pleine guerre froide, certains habitants de Berlin bravaient l’interdit et perçaient de petits trous dans le mur qui scindait la ville, pour voir au-delà, raconte Mathias. On les appelait picidae, “pics verts” en latin. » Picidae est aussi
le nom d’un programme informatique mis au point en 2009 par Mathias et Christoph pour percer la cybercensure.
Il photographie les pages interdites
et les renvoie à l’utilisateur sous la forme d’une image. Il dupe ainsi les outils
de censure, qui ne filtrent que le texte,
et permet d’accéder à n’importe quelle page web depuis n’importe où. Tapez
« démocratie » depuis le Google chinois et vous obtiendrez 480 000 réponses. Passez par Picidae, vous en aurez…
69 millions. « Les Chinois sont fourrés jour et nuit dans les cybercafés, mais ils évoluent dans un web radicalement différent du nôtre, précise Mathias. C’est comme
à Berlin : Picidae perce les murs qui cadrent notre perception du monde. » Picidae circule aujourd’hui – parfois sous d’autres noms – en Asie, en Russie, dans le Monde Arabe. « Nous avons même reçu des mails de remerciements de Corée du Nord ! »
For the next revolution
Si le principe fondateur d’Internet est celui d’un réseau ouvert et décentralisé, qu’en est-il en 2014 ? Imaginé à la suite des black-out du printemps arabe, le projet
Qaul.net permet aux ordinateurs, Smartphones et tablettes de communiquer sans passer par un réseau central.
Le logiciel de Qaul.net est diffusé auprès de cybermilitants lors de workshops baptisés tools for the next revolution
(« outils pour la prochaine révolution »). Le dernier se tenait à Istanbul, peu après que le premier ministre turc Erdogan
a annoncé vouloir interdire les réseaux sociaux. La même technologie a enfin servi à apporter Internet jusqu’aux Roms avec #GLM.
« Nous ne sommes pas connectés. Nous devons nous connecter. »
Alors, vraiment, Mathias
et Christoph, pas militants ? « L’art
est action. Nos œuvres explorent les limites de nos possibilités de communication, donc de notre identité, conclut Mathias avant
de nous quitter. Nous ne sommes pas connectés. Nous devons nous connecter. »
Côme Bastin
Journaliste We Demain
Twitter : @Come_Bastin