Partager la publication "On va pouvoir fabriquer des objets par la pensée"
La start-up a vu le jour en 2012 à Santiago du Chili – « un endroit très créatif, où l’on trouve l’ouverture d’esprit et la volonté de tester des idées folles, contrairement à l’Europe », assure l’entrepreneur venu du Royaume-Uni. De fait, la société regroupe des profils atypiques. Son directeur technique, George « Kongo » Laskowsky, est un vétéran du développement de jeux vidéo pour consoles, connu pour avoir organisé des conférences internationales consacrées au système d’exploitation Linux après avoir été… assistant-chercheur en physique des particules et enseignant en mathématiques et programmation. Designers, architectes et artistes viennent compléter « une équipe parfaite pour mener à bien nos projets délirants », se réjouit Salt.
Celui-ci, la quarantaine et un physique jovial, est le maître à penser charismatique de cette petite équipe de trublions. Quand il évoque les idées neuves, le bonhomme sait de quoi il parle. Pionnier de la réalité virtuelle, il réalise pour la BBC, dès 1994, la première marionnette virtuelle présentée à la télévision, avant de développer l’un des tout premiers studios de motion capture (« capture de mouvement ») numérique. Plus tard, il mettra au point le premier moteur 3D pour les processeurs ARM, une architecture matérielle qui équipe aujourd’hui 95 % des smartphones dans le monde. Il rejoindra ensuite plusieurs studios de création, pour participer, pendant sept ans, au développement d’une quinzaine de jeux vidéo. Pour décrire sa trajectoire et ce qui a motivé l’essentiel de sa carrière, Salt n’a besoin que d’un mot : « innovation ».
Patte de cafard
Dont acte. Thinker Thing est bien décidée à défricher des terres inconnues. La première expérience conduite par l’entreprise est peu banale : prendre le contrôle d’une patte de cafard par la pensée. « Nous n’avons rien contre les cafards et leurs pattes peuvent repousser », précisent les inventeurs, avant de décrire le processus. La patte est arrachée à un insecte vivant et placée sur un présentoir en Plexigas. Après avoir montré qu’elle réagit à la musique, on la connecte à un casque mesurant l’activité cérébrale humaine. Les signaux provenant de l’électroencéphalogramme de l’opérateur sont convertis en impulsions électriques transmises au membre de l’insecte, qui se contracte et se déplie à souhait. L’expérience est une démonstration du concept des futurs projets de Salt et de ses équipiers : utiliser les ondes cérébrales comme base de développement de nouvelles interfaces, ludiques ou utilitaires.
Pour cela, Thinker Thing s’appuie sur le casque Epoc, fabriqué par la société Emotiv. Commercialisé depuis Noël 2009, l’Epoc est l’interface cerveau-ordinateur la plus élaborée actuellement sur le marché, utilisable pour piloter des jeux vidéo ou dans diverses applications d’entraînement mental. L’appareil est équipé de quatorze capteurs mesurant les signaux électriques produits par le cerveau et détectant certains des mouvements du visage (clignement des yeux, sourire, orientation de la tête…), pour en déduire l’état émotionnel de l’utilisateur et même « interpréter ses pensées ».
L’objet n’est pas spectaculaire en lui-même : un petit bras en plastique orange terminé par une main à trois doigts. Mais il résulte d’un processus inédit : les signaux du cerveau restent recueillis par un casque Epoc, mais sont ensuite convertis en une forme intelligible pour une imprimante 3D. La fabrication proprement dite est assurée par une imprimante Makerbot, pionnier et leader mondial de l’impression 3D grand public.
« Rêveur de Monstre »
Ce sont les logiciels développés par Thinker Thing qui fournissent l’intelligence du système : des modèles de design « évolutifs » sont présentés à l’utilisateur, dont les réactions émotionnelles (et a priori inconscientes) sont enregistrées. Le logiciel en déduit une évolution du design et, par itérations successives, conduit à un objet résultant de la pensée de l’utilisateur.
Le concept alimente le projet Monster Dreamer – « rêveur de monstre » –, qui repose sur une suite logicielle permettant à des enfants de concevoir par la pensée des personnages imaginaires, ensuite imprimés en 3D pour former des figurines originales. Il va sans dire que la partie logicielle du système est complexe. Ses concepteurs affirment avoir mis au point une sorte d’« ADN virtuel » définissant une vaste gamme d’évolutions possibles, appliquées à un personnage générique. Partant de là, une sorte d’arbre généalogique évolutif est construit, en fonction des réactions de l’utilisateur, certaines favorisant par exemple un monstre plus grand, plus mince ou plus rieur, pour conduire à une figurine unique correspondant aux choix – non extériorisés – de l’enfant.
L’objet n’est donc pas fabriqué par la retranscription « directe » d’une image qui se formerait dans le cerveau, ce qu’aucune technologie au monde ne sait pour l’instant faire, mais bien par l’analyse des réactions cérébrales de l’utilisateur. Dit autrement, « l’idée n’est pas de détecter que vous pensez à la couleur rouge, mais de mesurer que votre cerveau “préfère le rouge” », explique Salt.
Monster Dreamer n’est encore qu’un prototype mais comporte plusieurs facettes que la start-up compte bien utiliser pour promouvoir ses technologies. Le projet fait l’objet de démonstrations publiques itinérantes – dont certaines, dans les écoles de villes reculées du Chili, ont une vocation éducative –, et pourrait un jour donner lieu à une exposition artistique originale, présentant les différentes figurines « pensées » par les enfants aux quatre coins du pays. Sans oublier le commerce, via une boutique ouverte sur le site web Shapeways, la principale place de marché mondiale regroupant des milliers d’objets imprimés en 3D, sur laquelle il est déjà possible de commander les premières figurines.
« Devenir numéro 1 mondial »
Pour autant, le projet d’impression de monstres en 3D n’est qu’accessoire dans la démarche de Thinker Thing, et sert avant tout à démontrer la simplicité d’utilisation de ses outils. Car l’enjeu est ailleurs. L’entreprise, biberonnée à la « culture 2.0 » et se caractérisant par son usage intensif du web et des réseaux sociaux permettant de suivre en détail son évolution, ses projets et ses produits, ne cache pas son ambition : « devenir le numéro 1 mondial sur le marché des logiciels d’impression 3D ».
« Quand vous examinez un processus créatif, quel qu’il soit, vous comprenez qu’il ne s’agit jamais d’imaginer de but en blanc un produit fini. Le processus est au contraire un voyage parsemé de découvertes. Nos logiciels visent à appliquer ce principe en proposant un processus créatif qui se base sur la découverte de vos propres réactions émotionnelles, tout au long d’un chemin parsemé d’expérimentations », poursuit-il.
De fait, le principe d’interfaces naturelles basées sur la pensée pour piloter la fabrication d’objets séduit. Après avoir été soutenue par le gouvernement chilien, puis levé des fonds sur plusieurs plateformes de financement collaboratif comme Indiegogo ou Ideame, la start-up est finalement repérée en juin dernier par Wayra, l’incubateur de Telefónica, sixième plus gros opérateur de téléphonie dans le monde. Thinker Thing est l’une des trois entreprises sélectionnées – parmi 3 000 projets – pour représenter au Chili la « génération 2013 » des jeunes pousses les plus prometteuses, qui seront assistées dans leur développement via des conseils de gestion, du soutien logistique et une assistance technique. En juillet, Thinker Thing s’installe ainsi dans ses nouveaux bureaux, fournis gracieusement par Telefónica, au cœur de Santiago.
« Ils étaient les premiers à qui nous avons présenté notre business plan, et il ne leur a pas fallu plus de trois heures pour décider qu’ils allaient investir », se félicite Salt qui, après avoir décroché une prime de 50 000 dollars pour développer son entreprise, entrevoit « un très bel avenir commercial ». Reste pour Thinker Thing à accomplir une nouvelle prouesse : traduire son ambition en réalité.