Partager la publication "Travailler sur un bateau ou depuis une île paradisiaque, bienvenue dans l’entreprise libérée"
“Imposer aux gens d’être sur un même lieu est une contrainte, voire une entrave à la liberté. C’est un problème si cela n’a pas de sens au niveau professionnel !”, explique Jérémie Pottier, cofondateur de DoYouBuzz.
Depuis neuf ans, cette entreprise nantaise de 9 personnes soigne la réputation en ligne de ses clients. L’équipe a revu son mode de fonctionnement il y a trois ans, suite à la lecture d’Isaac Getz. Ce professeur de leadership et d’innovation à l’ESCP est coauteur de Liberté & Cie sur “l’entreprise libérée” :
“Cela nous a autorisés à penser autrement. Nous nous sommes demandé quel travail nous voulions, quelles exigences étaient pertinentes… avec l’idée sous-jacente que l’entreprise ne devait pas être une contrainte.”
Être libre d’entreprendre
Pour Isaac Getz, les entreprises libérées constituent le lieu “où la majorité des salariés sont complètement libres et responsables d’entreprendre toute action qu’eux-mêmes – pas leurs chefs ou les procédures – décident comme les meilleures pour réaliser sa vision”. Et le télétravail fait partie des premières mesures instituées par les “entreprises libérées”.
L’un des membres de DoYouBuzz a ainsi poursuivi son activité sur une île paradisiaque pour participer à un “hacker beach”, un programme annuel pour les développeurs qui explorent de nouvelles façons de travailler. Une autre travaille sur un bateau.
“Je pars 6 mois aux États-Unis pour suivre ma femme. Dans une entreprise traditionnelle, j’aurais dû prendre un congé sabbatique. Mais avec notre organisation, nos plans de vie sont possibles, le travail n’est pas une contrainte”, poursuit Jérémie.
Et les entreprises “en voie de libération” sont de plus en plus nombreuses. L’agence éditoriale parisienne Magamo, qui emploie une vingtaine de personnes, en fait partie. Pour se “libérer”, elle a testé le “transformateur numérique”, une expérimentation de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) permettant de croiser les enjeux du numérique et de la qualité de vie au travail :
“Un an plus tard, nous avons démocratisé le télétravail avec deux formules : soit un jour fixe par semaine, soit 24 jours/an à la carte. C’est intéressant pour tout le monde, mais ça implique de cadrer davantage le périmètre de travail”, témoigne Alix de Massia, gérante et cofondatrice de l’agence.
Attention à la perte du lien
Elle constate aussi moins d’entraide, plus de gens seuls derrière leur écran après 19 h…
Même constat chez DoYouBuzz : “Nous sommes attentifs à ne pas trop perdre le lien physique : quand une personne se retrouve seule au boulot deux jours de suite, on se pose des questions. Nous avons remarqué par exemple qu’en phase de lancement d’un projet, la présence physique facilite les choses. Avec le télétravail, il faut surcommuniquer, ne pas hésiter à s’appeler même si on n’a rien à dire, prendre des nouvelles…”, confirme Jérémie Pottier.
Les entreprises redoublent ainsi d’imagination pour insuffler l’esprit d’équipe : réunions hebdomadaires, vidéoconférence, outils collaboratifs… Magamo a ainsi instauré une série de rendez-vous réguliers “pour garder le lien au quotidien en dehors des projets et se faire plaisir !” : des petits-déjeuners un lundi sur deux pour parler des nouveaux projets et partager sa veille, un afterwork par mois pour prendre un verre, un déjeuner pour regarder le premier épisode d’une série…
Chez DoYouBuzz, une réunion a lieu tous les 15 jours sur ce qui peut être amélioré dans l’organisation : “C’est une façon de faire en sorte que tout le monde soit attentif aux changements, et de s’adapter constamment. Car cette transformation vient de l’ensemble des collaborateurs et pas de la hiérarchie ou du manager”, précise Jérémie Pottier.
Adapter le cadre juridique
Car adopter le télétravail nécessite parfois d’innover, notamment au niveau juridique. Le télétravail n’est pas un long fleuve tranquille pour une organisation. L’an dernier, Fanny Rouhet, directrice des ressources humaines de Wavestone, un cabinet de conseil spécialisé dans la transformation des entreprises, a répondu aux attentes de ses collaborateurs en leur permettant de télétravailler. Mais pour cela, elle a dû expérimenter un cadre plus flexible que celui des textes de loi.
“Jusqu’à récemment, un avenant à chaque contrat de travail était obligatoire pour accorder des jours de télétravail fixes. Nous sommes un cabinet de conseil, avec 2 000 collaborateurs en France, dont 90 % de consultants qui interviennent sur une ou plusieurs missions parallèlement et souvent en mobilité.
“Adopter le cadre légal avec des jours fixes n’était pas compatible avec notre métier. Nous avons donc mis en place deux types de formats : un “télétravail régulier” classique, mais aussi un format “télétravail occasionnel”, 3 jours par mois, qui ne nécessitait pas d’avenant.”
Aujourd’hui, avec les ordonnances Macron, les accords collectifs d’entreprise ont remplacé la mention obligatoire sur les contrats de travail individuels. Au-delà des bienfaits classiques du télétravail pour l’entreprise comme la diminution de l’absentéisme (moins 5,5 jours par an selon le cabinet Kronos), la distance accélère ainsi le processus de “libération”.
Résultat : “On est moins fatigué, on fait en cinq heures ce que l’on aurait fait en 2 jours ! Lors du hacker beach, notre développeur a aussi pris conscience qu’il fallait qu’il “détende son cerveau” pour répondre à sa problématique en faisant de réelles pauses, ce qui n’est pas possible au boulot. On est plus libre sur la manière de gérer son temps, son énergie, on est donc plus efficace. Et c’était intéressant de voir qu’avec un fuseau horaire différent, nous pouvions travailler 24h/24h ou seize heures d’affilée sur une problématique.” Une étude Kronos a ainsi estimé les gains de productivité du télétravail à + 22 %.
Sans compter que la qualité de vie au travail constitue un argument de poids pour recruter les jeunes générations, très à cheval sur l’équilibre entre vie pro/vie privée.
Une condition : penser collectif…
Le fascicule “10 questions sur le télétravail” de l’ANACT explique comment le télétravail n’est toutefois pas une fin en soi. Il s’agit tout d’abord d’une opportunité pour questionner une organisation : lieux et espaces, temps de travail, usage des TIC, animation du collectif, pratiques de management.
Si le télétravail s’avère être une solution pour améliorer la performance et la qualité de vie au travail, l’expérimentation, circonscrite dans le temps et à un échantillon de personnes, rassure l’entreprise et fournit le temps nécessaire à la progression des pratiques.
Pour le manager, le télétravail est aussi l’occasion d’expérimenter la délégation et l’autonomie de son équipe. Pourtant, les freins au télétravail, plus psychologiques que techniques, restent principalement le fait des managers.
Pour Patrick Conjard, chargé de mission, expert du management à l’ANACT, “à long terme, ce qui rend le télétravail difficile à gérer pour un manager est son approche individuelle. Lorsque le télétravail est considéré comme un “privilège” individuel, au lieu d’être appréhendé de façon collective ou sous l’angle des conditions du travail, cela pose le problème de l’iniquité et de la charge de travail.”
De plus, la distance modifie la relation entre un collaborateur et un manager. Le sentiment est celui que le télétravailleur échappe au contrôle du manager. “Le télétravail bouscule les repères du management classique. Il remet en question la relation hiérarchique basée sur la supervision directe et les principes de visibilité et de présence des travailleurs”, précise Karine Babule, experte du télétravail pour l’ANACT.
La fin du “command and control”
Et cette crainte de l’autonomie du salarié se traduit paradoxalement par un renforcement du contrôle des télétravailleurs. Patrick Bouvard, rédacteur en chef de RHInfo, le blog d’ADP France, pionnier en gestion du capital humain et externalisation des processus, résume ainsi la situation :
“Le développement du télétravail oblige les managers à sortir du command and control qui prévaut depuis vint-cinq ans pour restaurer les fondamentaux d’un management réel, qui structure confiance, autonomie et responsabilité. Sur site, on peut imposer directement ; à distance, c’est beaucoup plus difficile ! Et il faut communiquer correctement ! La contrainte majeure pour les managers ? C’est de devoir manager effectivement !”
Quant au suivi de l’activité, la distance oblige à repenser l’évaluation, par exemple en prenant en compte la performance sur les rendus et non sur la présence du salarié. Les questions sensibles de la confiance et du contrôle de l’activité sont donc remises à plat.
La confiance : clé d’une nouvelle forme de management
Et c’est une épreuve pour le manager, comme pour le collaborateur. Pour les salariés, le regard des collègues et de la hiérarchie reste le principal frein au télétravail : 62 % des personnes interrogées – et même 66 % des millennials (personnes nées entre 1980 et 2000) – craignent ainsi d’être considérées comme non productives lorsqu’elles ne travaillent pas dans les locaux de l’entreprise, d’après une enquête Polycom.
Parallèlement, elles se disent aussi plus productives en télétravail que sur site.
Pourtant, pensée collectivement, cette remise en cause du mode de management apporte plusieurs bénéfices : le questionnement régulier des usages de l’organisation, le maintien des liens au sein de l’équipe pour éviter l’isolement, l’accompagnement des usages des technologies de l’information et de la communication pour favoriser la collaboration à distance et éviter l’hyperconnectivité, le développement des compétences et des parcours professionnels… la liste n’est pas exhaustive et constitue autant de bonnes raisons pour engager des pratiques fondées sur davantage de confiance et d’autonomie.
Cet article a initialement été publié dans un cahier spécial consacré à “La révolution du télétravail” pour Malakoff Humanis, dans le cadre de leur projet web éditorial Le comptoir de la nouvelle entreprise.