Partager la publication "Antropocène, Capitalocène, Olysmocène… Les 7 mots de la fin du monde"
Géologues, climatologues, philosophes et anthropologues… Tous les chercheurs ou presque semblent s’accorder sur un point : les activités de l’espèce humaine ont un impact alarmant sur notre planète – à tel point que les collapsologues prophétisent déjà, un peu vite, la fin brutale de nos civilisations. Mais si ce courant de pensée pluridisciplinaire rencontre un fort succès auprès du public, il ne doit pas occulter des débats de fond entre des figures intellectuelles issues de différents domaines, qui élaborent des concepts pour comprendre ce qui nous a conduits là. Petit tour d’horizon de ces débats, avec sept termes qui, loin de chercher à nous démoraliser, peuvent nous aider à mieux comprendre notre époque et le caractère multiforme des défis qui attendent l’humanité.
Cet article a initialement été publié dans le n°32 de la revue WE DEMAIN, disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.
Anthropocène : l’ère de l’humain
C’est avec lui que tout commence, au début des années 2000. Si le terme est déjà utilisé par une poignée de chercheurs, c’est Paul Josef Crutzen, météorologue et prix Nobel de chimie 1995, qui le popularise. Il estime en effet que le terme d’Holocène (l’ère géologique actuelle, commencée il y a 11 000 ans) n’est plus adapté pour décrire la réalité, et que nous sommes entrés depuis la révolution industrielle dans une ère où les activités humaines ont une incidence majeure sur l’écosystème terrestre. Mais le terme provoque de vifs débats parmi les scientifiques. Malgré plusieurs réunions internationales, les géologues ne l’ont pas adopté officiellement. Philosophes, économistes, géographes… ont aussi de nombreuses choses à lui reprocher. D’où la naissance, dans les années qui suivent, d’une myriade d’autres termes, souvent formés sur le même modèle, pour tenter de saisir au plus juste la réalité de l’époque.
Capitalocène : l’ère de l’argent roi
Pour le géographe suédois Andreas Malm, hors de question de mettre toute l’espèce humaine dans le même panier. Certes, les activités humaines causent des dommages profonds à la planète. Mais la responsabilité de ces changements n’incombe pas à l’espèce tout entière : elle est à chercher du côté de l’Empire britannique plutôt que de la Terre de Feu. Ce marxiste forge donc le terme de Capitalocène : la force qui modifie les sols, c’est la puissance destructrice du capitalisme, ce système économique né dans l’Angleterre de la révolution industrielle. Une différence de point de vue, plutôt que de constat. Pour Malm comme pour Crutzen, la nouvelle ère géologique peut être datée de l’invention de la machine à vapeur.
Entropocène : l’ère des automates
Bernard Stiegler, disparu en aout 2020, emmène lui aussi les époques sur le terrain de la philosophie. « L’Anthropocène est un “Entropocène”, explique-t-il en 2015. C’est-à-dire une période de production massive d’entropie [augmentation du désordre] précisément en cela que les savoirs ayant été liquidés et automatisés, ce ne sont plus des savoirs, mais des systèmes fermés, c’est-à-dire entropiques. » Pour Stiegler, c’est la perte des savoirs, de la biodiversité et de l’information qui menacent l’espèce humaine. La voie qui doit permettre de « sortir de cette impasse de dimension cosmique » ? Un Néguanthropocène fondé sur la désautomatisation et la reconquête des « capacités » de l’humain.
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Plantationocène : l’ère des planteurs
Fruit d’un travail collaboratif incluant notamment la philosophe Donna Haraway et l’anthropologue Anna Tsing (Le champignon de la fin du monde, lire We Demain n°21), le terme de Plantationocène nait en 2014. Il désigne le passage de l’agriculture traditionnelle, avec ses fermes à taille humaine, ses pâturages et ses forêts, à un système de plantations basé sur l’effort des esclaves et autres formes de travail exploité, aliéné, généralement en monoculture et sur des terres clôturées. Pour ses tenants, c’est cet aspect précis du capitalisme, plutôt que la révolution industrielle, qui doit être souligné. La plantation, c’est l’homogénéité et le contrôle – la destruction des corps et des espèces non désirables, aussi.
Chthulucène : l’ère collective
Mais la philosophe et biologiste américaine Donna Haraway a également avancé la notion de Chthulucène. Ce terme fait référence aux divinités chtoniennes, qui peuplent les profondeurs (et non au terrible Cthulhu de Lovecraft !) et englobe ici toutes les entités terrestres, présentes, passées et à venir. Tous dans la même galère ! Le Chthulucène est un « endroit pour travailler, ralentir et renverser l’anthropocène, le capitalocène et le plantationocène », explique Donna Haraway dans un entretien au Monde. Le concept tient donc davantage de la philosophie que de la science : il doit nous permettre de prendre conscience qu’humains et non-humains sont, quoi qu’il arrive, tous reliés.
Olysmocène : l’ère des déchets
Dès les années 1970, le biologiste français Maurice Fontaine, directeur de l’Institut océanographique de Monaco, tire la sonnette d’alarme : nous entrons, assure-il, dans « l’ère du Poubellien », ou Molysmocène. Autant qu’une réflexion sur son époque, qui voit se généraliser le plastique et le jetable, c’est une manière pour le chercheur de se projeter plusieurs milliers d’années dans le futur. Les paléontologues et archéologues qui fouilleront le sol à la recherche d’indices sur nos modes de vie, tomberont principalement sur des déchets. Aujourd’hui, le terme est régulièrement utilisé, notamment par des ONG, pour sensibiliser sur la gestion des déchets, le continent de plastique ou les scandales internationaux liés au recyclage.
Edentarocène : l’ère de la verticalité
Le Sédentarocène, c’est une parenthèse durant laquelle les humains ont cessé de chercher leurs ressources horizontalement, pour aller les chercher dans le sol : le triomphe de la verticalité et des énergies fossiles, en somme. Ce néologisme, je l’ai inventé moi-même en enquêtant sur les nouvelles formes de nomadisme qui traversent nos sociétés. Comme les autres, il tente de décrire l’époque – et comme eux, il n’a pas vocation à devenir hégémonique. Car pour faire face à l’immense défi que représente le dérèglement climatique et à ses multiples réalités, il est nécessaire de mobiliser plusieurs concepts, qui renvoient à des aspects différents de cette complexe réalité. Définir le présent est un chantier titanesque, et une condition indispensable pour penser le futur. u