Il ne paie pas de mine, avec sa dégaine boulotte et sa locomotion laborieuse, mais c’est un redoutable envahisseur. Tapi au fond des mers, il ratisse gloutonnement tout ce qu’il trouve sur son chemin. Laissez-lui le champ libre et il se multipliera au point de mettre en danger des écosystèmes entiers, et d’inquiéter des humains désarçonnés : mais comment diable calmer les ardeurs dévastatrices de l’oursin ?
Cet article a initialement été publié le numéro 32 de la revue WE DEMAIN, disponible sur notre boutique en ligne.
Longtemps, on a ignoré ce petit importun. “Le caractère invasif de l’espèce n’est documenté que depuis la seconde moitié du XXe siècle”, explique Frédéric Ducarme, enseignant-chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, où il est spécialiste des échinodermes au sein du Centre d’écologie et des sciences de la conservation (CESCO). Il a fallu attendre que la bestiole colonise les côtes de la Californie pour que les scientifiques occidentaux se mettent sur le coup, à la fin des années 2010 : “L’oursin pourpre y a décimé les forêts de kelp, laissant derrière lui de véritables déserts sous-marins.” Sur 350 kilomètres de côtes, de San Francisco jusqu’à la frontière de l’Oregon, il règne en maitre.
L’enjeu environnemental est immense. Les forêts de kelp, cette macro-algue marine qui peut atteindre 60 mètres de long, sont de véritables trésors écologiques. “Elles sont d’abord un réservoir inouï de biodiversité”, souligne Frédéric Ducarme. Leur partie basse héberge moult invertébrés, crabes et autres mollusques. Leur partie médiane offre, elle, un refuge aux jeunes poissons. Quant à leur canopée, en surface, elle est l’habitat d’espèces comme les loutres. Dans la baie de Santa Monica, en Californie, on estime ainsi que 750 espèces dépendent de ce foisonnement algueux.
À lire aussi : Recette de fêtes : sauvez l’océan, mangez des oursins !
L’oursin et sa “lanterne d’Aristote”
Les forêts de kelp, qui peuplent la majorité des eaux froides des climats tempérés et arctiques, sont aussi un indispensable allié écologique. “C’est un puits de carbone bien plus efficace que nos forêts terrestres”, note le chercheur du Muséum. Ces algues miraculeuses captent en effet cinq fois plus de carbone que les forêts humides, et dix fois plus que nos forêts européennes. En outre, elles luttent aussi contre l’érosion et l’acidification des océans. Bref, on ne saurait s’en passer.
Problème, l’oursin, lui aussi, ne s’en passe plus. Comme un castor, il grignote le kelp à sa base, tuant d’un coup de dent l’ensemble de l’algue. Ultrapuissante, sa “lanterne d’Aristote” – le nom donné par les biologistes à l’appareil masticateur de l’oursin, décrit pour la première fois par le philosophe grec –, lui permet de broyer la roche pour atteindre sa pitance. Résultat ? “Il rase aujourd’hui ces forêts marines à une vitesse bien plus grande que l’homme ne déforeste l’Amazonie.”
Tout n’est pas de sa faute. L’homme et ses errements ont favorisé sa prolifération. En cause : l’affaiblissement voire la disparition de ses principaux prédateurs. La surpêche, d’abord, a fait fondre les stocks de poissons. Or ceux-ci consomment les œufs d’oursins, voire les oursins eux-mêmes lorsqu’ils disposent de la mâchoire idoine, à l’instar du labre à tête de mouton, féroce résident des mers japonaises. Le réchauffement, ensuite, a affaibli les forêts de kelp et les rend plus vulnérables aux attaques. La pollution, enfin, a fragilisé le grand prédateur d’oursins qu’est la loutre de mer. D’autres phénomènes plus localisés aggravent la situation, comme sur la côte ouest des États-Unis, où une mystérieuse épidémie décime depuis 2013 les colonies d’étoiles de mer… habituellement grandes consommatrices d’oursins.
Débarrassé de ses ennemis, notre petit goinfre étend son empire. En Norvège, certains secteurs côtiers ont perdu jusqu’à 40 % de leurs forêts de kelp. Près de 80 milliards d’oursins peuplent la seule moitié nord du pays. Même carnage au Canada et en Tasmanie. Les luxuriantes jungles de mer sont devenues déserts.
Nourris au kombu
Alors que faire ? Les dévorer à notre tour, répond Brian Tsuyoshi Takeda, fondateur d’Urchinomics. Cet entrepreneur nippo-canadien, installé en Norvège, travaille à ce projet d’aquaculture inédit : sortir les oursins de l’eau, les engraisser et nous les servir frais, en sushi ou avec un filet d’huile d’olive. “L’oursin est aujourd’hui le seul produit de la mer pour lequel on peut dire : plus on mange, mieux l’océan se porte !”, s’enthousiasme-t-il. Fondée en 2015, Urchinomics dispose de fermes laboratoires, sur la côte de Stavanger, en Norvège, mais aussi au Japon, en Californie et au Canada. Et la start-up norvégienne vise les marchés français, allemand et italien à l’horizon 2021.
Dans l’archipel nippon, elle vend ses oursins aux restaurants depuis 2019. L’argument commercial est double : offrez-vous, en plus d’un geste écologique, une expérience gastronomique excitante. Le produit se veut d’ailleurs prémium. Servi frais en restaurant, l’oursin se monnaie autour de 12 euros pièce. Urchinomics s’est même arrangée pour que ses oursins soient dotés d’une saveur susceptible de satisfaire le marché local : nourris au kombu, cette algue brune dont sont friands les Japonais, ils développent ainsi un corail légèrement parfumé, rappelant les effluves de la soupe miso.
Car l’oursin collecté en mer, c’est là toute la difficulté, demande un transit par une ferme avant d’être mis sur le marché. “Sur les sites colonisés, l’homme arrive souvent trop tard, explique Brian Tsuyoshi Takeda. Les oursins, une fois qu’ils ont tout dévoré, végètent. Vivants mais à la diète, ils se vident de leur corail, la substance comestible.” De quoi laisser les gourmets sur leur faim… les coquilles sont presque vides. Mais il ne faut pas vendre la peau de l’oursin avant de l’avoir tué : il est alors en état de stase – il vit au ralenti –, état qu’il serait capable de prolonger durant des décennies sans périr.
Et dès que l’algue tente un retour, il fond sur sa proie, empêchant toute velléité de réinstallation. D’où l’idée de les prélever pour les soustraire à l’écosystème en danger, et de les nourrir dans des fermes (terrestres) pour les rendre de nouveau comestibles pour l’homme. La collecte est réalisée par des plongeurs professionnels, équipés de matériel parfois robotisé. Un oursin alimenté dans une ferme reconstitue son corail en 6 à 12 semaines. Selon le lieu de production, le kilo d’oursin à la sortie vaut entre 28 et 36 euros.
Une solution systémique
Pour pousser plus loin sa démarche, Urchinomics a mis en place avec l’ONG norvégienne Tarevoktere (“les gardiens du kelp”) un protocole de restauration de l’écosystème après collecte. Dans les eaux norvégiennes et californiennes, des plongeurs installent au fond de la mer des filets protecteurs autour de la zone à défendre, offrant à la forêt de kelp l’occasion de se reconstituer sans être boulotée par de nouveaux oursins.
Reste qu’il va falloir manger beaucoup d’oursins. “On dénombre des milliards d’individus… et pas grand monde pour y gouter, note Frédéric Ducarme, dubitatif : à part chez les Japonais et les Français, l’oursin n’est pas très populaire en cuisine.” Le risque de la démarche ? “Des prélèvements cosmétiques, insuffisants pour inverser la tendance.”
Pour les scientifiques, plutôt que de penser avec son ventre, l’homme serait bien avisé d’envisager une solution plus systémique. “Il me semble plus stratégique d’œuvrer à la restauration des chaines de prédation pour retrouver un équilibre écosystémique pérenne”, estime Frédéric Ducarme. En commençant par pêcher moins ou mieux, et polluer moins ou pas du tout. Le constat est sans équivoque : dans les aires marines protégées, où la résilience des écosystèmes n’est pas compromise par l’activité humaine, point de prolifération d’oursins à l’horizon.
SOUTENEZ WE DEMAIN, SOUTENEZ UNE RÉDACTION INDÉPENDANTE
Inscrivez-vous à notre newsletter hebdomadaire
et abonnez-vous à notre magazine.