Partager la publication "Le moustique, pire tueur en série de l’histoire"
Début de soirée estivale sur la terrasse. Le jour déclinant n’a pas encore découragé le chant des cigales mais a donné le signal du rituel “c’est-peut-être-l’heure-de-prendre-un-verre-non ?”. La proposition aurait-elle été entendue d’une intruse qui, à cet instant, s’est invitée sous la table. Bien décidée elle aussi à prendre l’apéro dans ce paradis de jambes dénudées ?
Avec ses organes palpeurs, elle a repéré l’alléchant vaisseau sanguin d’une cheville. Et incisé la peau à l’aide de deux mandibules crantées. Deux rétracteurs permettent ensuite le passage de sa trompe, qui peut aspirer 3 à 5 milligrammes de sang. L’importune a tout prévu, et badigeonné le point de piqûre d’une salive anticoagulante afin de faciliter une rapide absorption.
Le plein fait, l’eau contenue dans le sang est aussitôt expulsée. Ne restent plus que les 20 % de protéines dont elle a besoin pour développer ses œufs. Elle, parce que seule la femelle du moustique – c’en est une, du genre anophèle – joue les vampires et provoque ces incommodantes démangeaisons.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN N°29, paru en février 2020, disponible sur notre boutique en ligne.
Le moustique : le plus grand tueur d’hommes de la planète
La cheville visée au cours de cette chaude soirée d’été vient de subir l’assaut de l’un des quelque 110 000 milliards de moustiques qui infestent la Terre avec plus ou moins de virulence. Heureusement, celui-ci est bien falot au regard de ses cousins des genres Anopheles et Aedes. Qui, sous des latitudes moins clémentes, tuent chaque année près de 700 000 personnes. Dont une majorité d’enfants. Un palmarès qui fait de ces insectes les plus grands tueurs d’hommes de la planète.
Pourtant doué, l’humain n’occupe que la deuxième place sur ce podium, avec une moyenne annuelle de 475 000 meurtres (statistiques établies sur les vingt dernières années). Il est suivi du serpent (50 000), des chiens et des mouches des sables (25 000 chacun), de la mouche tsé-tsé et du réduve, une sorte de punaise (10 000 chacun). Les animaux, dits “sauvages” ne méritent pas leur réputation : le terrifiant crocodile n’entraîne dans les flots boueux qu’un millier de bipèdes, et le roi des animaux, avec ses 100 trophées de chasse, ferait bien de rendre sa couronne. Quant aux “dents de la mer”, elles nécessiteraient un bon coup de lime : 10 humains par an, pas de quoi nourrir son requin.
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Un fossile de moustique gorgé de sang
Le véritable serial killer, c’est donc bien lui. Le moustique, affirme Timothy Winegard, professeur d’histoire à la Colorado Mesa University, dans un essai (non traduit) paru à l’automne 2019. Et plus précisément l’anophèle, transmetteur du paludisme dévastateur, alias malaria. L’autre tueur, le moustique Aedes, a été réduit à une – relative – impuissance depuis la découverte en 1936 d’un vaccin contre la fièvre jaune. Mais il est encore responsable de la mort de 30 000 personnes, la plupart en Afrique. Il est en outre vecteur de la dengue et des virus zika et chikungunya. Un retour en arrière fournit un édifiant tableau des dispositions génocidaires de ces incisives bestioles.
Sur les 108 milliards d’humains ayant jusqu’à ce jour vécu sur Terre (selon les estimations du Population Reference Bureau de Washington), la moitié seraient morts des affections inoculées par ces éradicateurs. Qui ont constitué de ce fait la principale force destructrice ayant déterminé le sort de l’humanité. Ils avaient commencé à s’entraîner bien avant notre espèce. Comme le prouve la découverte, en 2013, de ce fossile de moustique gorgé de sang et enchâssé dans de l’ambre. Son dernier repas datait de 46 millions d’années. Même les dinosaures auraient pâti du harcèlement de ces insectes affamés. Prompts à se faufiler entre leurs épaisses écailles jusqu’aux zones les plus sensibles.
La clairvoyante intuition d’un médecin indien
Il faudra toutefois attendre le IVe millénaire av. J.-C., avec le développement de l’agriculture et la domestication des animaux, pour voir émerger la guerre totale entre les moustiques et l’homo sapiens. Jusqu’alors, les ânes, yaks et autres buffles ne contribuaient que très peu à la propagation des zoonoses, affections transmises par les animaux vertébrés. Désormais domestiquées pour les besoins de l’agriculture, ces bêtes deviennent de grouillants réservoirs de maladies. En même temps que des garde-mangers inépuisables pour les moustiques. De plus, cette révolution agricole va conduire à la création de cités-États. Dont les populations croissantes, et surtout la densité, vont faciliter la propagation des contagions. Ce monde naissant, quelle aubaine pour les “généraux” Anopheles, Aedes et leurs armées assoiffées de sang !
L’historien grec Hérodote raconte comment les Égyptiens du delta du Nil luttaient contre leurs assauts au ve siècle av. J.-C. : “ Ceux qui vivent dans les parties supérieures des marais, s’installent, la nuit, au sommet de tours qu’ils ont construites afin de pouvoir dormir, car à cause du vent les moustiques ne peuvent voler haut. Les autres résidents des marais, pour la plupart pêcheurs, se glissent sous les filets de pêche qu’ils utilisent le jour, et les moustiques n’essaient même pas de les piquer à travers les mailles, comme ils le font pour ceux qui dorment avec leurs seuls vêtements.”
Vers 1 500 avant l’ère chrétienne, des textes médicaux indiens mentionnent les “fièvres”. Dont les symptômes sont ceux de la malaria. Le plus important est celui du médecin Sushruta qui, le premier, suspecte le moustique d’être le vecteur de ce mal. Sa clairvoyante intuition restera ignorée jusqu’à la fin du xixe siècle… de notre ère ! C’est un médecin militaire français, Alphonse Laveran, qui découvrira en 1880 le parasite protozoaire cause de la malaria. Et un médecin anglais, Ronald Ross, qui prouvera vingt ans plus tard que sa transmission se fait par le moustique. Jusqu’alors, l’accusé était le “mauvais air” (mal aria, en italien) émanant des marécages et autres eaux dormantes !
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Rome protégée par ses légions de moustiques
Guerres, découvertes, conquêtes, esclavage… Le livre de Timothy Winegard montre à quel point les moustiques et leur arme fatale ont souvent joué un rôle déterminant dans des évènements historiques et influencé de ce fait le cours de l’histoire. Démonstration au travers de quelques exemples.
Au printemps 218 av. J.-C., Hannibal, fort de ses 60 000 soldats, 12 000 chevaux et 37 éléphants de guerre, quitte Carthage avec une obsession. Venger son père défait et humilié par Rome lors de la première guerre punique. Afrique du Nord, Espagne, Gaule, légendaire traversée des Alpes : la marche du jeune Carthaginois est irréfrénable. À la Trébie, puis à Trasimène, les légions romaines dépêchées en force pour lui barrer la route sont décimées. Mais c’est à Cannes, dans le sud de la péninsule, qu’Hannibal obtient son plus éclatant succès. Ce 2 août 216 av . J.-C., en dépit d’un rapport défavorable d’un contre deux, le chef carthaginois fait subir aux Romains ce qui est sans doute la plus sanglante de leurs défaites. La route de la Ville éternelle est désormais libre. Mais Hannibal se montre réticent.
La présence de troupes fraîches à l’intérieur des fortifications ne permet pas d’envisager un assaut “coup de poing” contre Rome ; il faudra donc en faire le siège. Et ce siège obligerait les Carthaginois à camper dans une zone réputée pour ses miasmes malsains et ses essaims de moustiques particulièrement agressifs. Les marais pontins. “ Hannibal était trop intelligent pour croupir tout un été dans des lieux infestés par une redoutable malaria”, écrit Robert Sallares dans son essai Malaria and Rome (Oxford University Press, 2002, non traduit). Cette reculade aura des conséquences considérables. Pour Hannibal d’abord, qui sera finalement vaincu sur ses terres par Scipion l’Africain. Pour l’histoire surtout. Débarrassée de sa puissante rivale Carthage, Rome va dominer l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient pendant sept siècles. Un triomphe qu’elle doit pour une part à la ligne de défense naturelle formée par les marais et leurs légions de moustiques.
“Opposer la fièvre aux anglais”
Ces “légionnaires” seront encore là sept cents ans après. Pour décourager les ambitions romaines des Huns d’Attila, et toujours utilisés deux millénaires plus tard, à la fin de la seconde guerre mondiale ! Entre 1928 et 1932, Mussolini avait pourtant réussi à accomplir ce que ni Jules César, ni Bonaparte, n’avaient pu faire : assécher les marais pontins et éradiquer la malaria. Mais en 1943, après la prise de la Sicile par les Alliés, les Allemands en retraite s’arc-boutent âprement sur la ligne Gustav. Une série de fortifications qu’ils ont fait construire, et dont la partie au sud des marais pontins barre la voie vers Rome, objectif des Alliés.
Ces derniers débarquent en janvier 1944 à Anzio, sur la côte méditerranéenne, bien décidés à s’emparer de la capitale italienne. Mais le Generalfeldmarschall Kesselring, commandant des forces allemandes en Europe du Sud, a donné l’ordre d’ouvrir les digues et de remplir d’eau saumâtre 90 % des marais. Provoquant le retour des moustiques et de la malaria. Peu importe que la population civile soit la première victime de ce qui constitue ces années-là un cas unique de guerre biologique. L’Italie ayant rejoint le camp allié en septembre 1943, tous les Italiens sont des traîtres; aux yeux d’un Hitler furax qui veut que “la bataille soit menée avec une sainte haine”.
L’exécution de cet ordre, combinée à la ténacité des unités allemandes, va effectivement retarder de plusieurs mois l’avancée des Alliés. Durant cette période, près de 40 000 militaires américains auront été traités pour les symptômes de la malaria malgré la quinine et l’utilisation massive d’un insecticide miracle. Le DDT. On ne possède pas de chiffres côté allemand. Mais l’on sait que les hommes de la Wehrmacht ont enduré les mêmes maux.
Le voyage du moustique
Kesselring s’est-il inspiré de l’initiative comparable prise en 1809 à Walcheren par Napoléon ? Afin de contrer l’arrivée de l’impressionnant corps expéditionnaire anglais dans l’estuaire de l’Escaut où était ancrée la flotte française, l’empereur fit rompre les digues de cette région marécageuse des Pays-Bas. “Il ne faut opposer aux Anglais que la fièvre, qui bientôt les aura dévorés tous, prédit-il à ses généraux. Dans un mois ils s’en iront.” Et c’est bien ce qui se passa. Sur les 40 000 soldats du roi Georges III, la “fièvre de Walcheren” en tua 4 000 et en neutralisa 13 000.
Des croisades à la guerre de sécession américaine, nombreux sont les terrains de l’histoire où les “généraux” Anopheles et Aedes ont joué un rôle à la fois dévastateur et déterminant. Timothy Winegard considère même qu’ils sont à l’origine du trafic des esclaves africains vers les Amériques ! Lorsqu’en 1492, Christophe Colomb découvre ce “nouveau monde”, il n’y apporte pas seulement les “bienfaits” de la civilisation chrétienne. Des passagers clandestins voyageaient en effet dans les cales et impedimenta de la Santa Maria. À peine débarqués, ces moustiques s’ébrouent sous ces nouveaux cieux et découvrent des cousins. Car il y a aussi des moustiques ici. Ils sont en revanche inoffensifs, notamment en raison d’une domestication animale quasi inexistante…
Au contact de leurs congénères européens, ils deviennent à leur tour des vecteurs de maladies. Dix ans plus tard, à sa quatrième et dernière expédition le long des côtes de l’Amérique centrale, Christophe Colomb et son équipage sont harcelés par les moustiques et beaucoup contractent la malaria. Ils vont d’ailleurs donner au littoral de l’actuel Nicaragua le nom de “Côte des moustiques”. Ils ne sont pas les seuls à souffrir du mal qu’ils ont importé. Les populations locales, également victimes des cruautés espagnoles, commencent à être décimées.
Le moustique ou l’homme ?
Quarante ans après le premier voyage de Colomb, c’est plus de 90 % des Tainos peuplant les Grandes Antilles qui sont anéantis. Par leurs colonisateurs, mais plus encore par la malaria et la fièvre jaune. Cela ne chagrinerait pas outre mesure les Européens s’ils ne voyaient pas disparaître ainsi la main-d’œuvre dont ils ont besoin pour leurs plantations de café, de sucre et de tabac.
Quel insecte pique alors le missionnaire dominicain Bartolomé de Las Casas ? Il n’a cessé de dénoncer les exactions des colons et les conditions de travail des populations locales. Convainquant même l’empereur Charles Quint de légiférer pour leur protection en 1542. C’est pourtant le même homme qui suggère de faire venir des esclaves africains afin de remplacer les bras manquants. Arguant que leur constitution les rendrait plus aptes à travailler sous les Tropiques. En raison notamment de “leur peau épaisse” et de “l’odeur offensive émanant de leur corps”. Il sera entendu. La traite négrière atlantique peut commencer. Aurait-elle eu lieu si les moustiques n’avaient pas traversé l’Atlantique à bord des caravelles et amplement contribué à l’extermination des peuples amérindiens ?
Des moustiques OGM
La guerre entre le moustique et l’homme a, on le voit, toujours été une question de vie et de mort. Au point qu’un spécialiste anglais des maladies tropicales, Rubert Boyce, a pu écrire au début du XXe siècle que le sort du monde se résumait à cette alternative : le moustique ou l’homme. Aujourd’hui, des entreprises affirment que c’est l’homme qui vaincra. Les “ généraux” Anopheles et Aedes devraient succomber devant plus fort qu’eux : le “ général” Crispr, cette technologie permettant de modifier l’ADN. Dans l’État de Bahia, au Brésil, une société britannique a ainsi lâché dans la nature environ 50 millions de moustiques transgéniques mâles entre 2013 et 2015. Rendus stériles afin de réduire la population d’insectes capables de transmettre les virus de la dengue.
Le résultat de cette pharaonique entreprise ? Ces moustiques OGM ont eu des descendances fertiles avec leurs cousins sauvages, comme l’a montré une étude publiée dans Nature en septembre 2019. Ce métissage devrait aboutir à une population plus robuste que celle d’avant l’intervention, et donc avoir l’effet inverse de celui escompté ! Demain, l’invasion des moustiques mutants ?
The Mosquito : A Human History of Our Deadliest Predator, de Timothy C. Winegard. Dutton/Penguin Books, 2019 (non traduit).