Qui suis-je ? Devinez ! Premier indice : je ne suis pas celui que je devrais être ! Comment expliquer cette violence qui parfois me prend ? Pourtant, je suis né en Suisse, pays tranquille s’il en est, à une altitude modeste, 2 200 m, bien trop faible pour donner assez d’élan à de folles descentes. Alors je ne vois qu’une seule explication à mes sauvageries soudaines : Gletsch, le nom du hameau minuscule qui m’a vu naître, Gletsch, qui sonne comme un éternuement, Gletsch, chaque fois que j’entends Gletsch, je me mets à dévaler.
La première partie de ma vie, je l’ai passée dans une vallée très industrielle appelée Le Valais. Les usines avaient très peur de mes furies imprévisibles. Alors on m’a corrigé, comme ils disent là-bas, ils ont dépensé des fortunes pour m’enfermer dans du béton. Ils croyaient m’empêcher de déborder. Je ne suis pas de ceux qu’on emprisonne. J’attends mon heure, et le moment venu, je m’évade et alors là bonjour les dégâts, je plains les compagnies d’assurances.
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Plonger une tête dans le Léman et poursuivre mon périple
Il aurait été tellement plus simple de s’entendre, de se répartir le paysage, de laisser de l’espace à mes colères. Mais ces gens-là ont voulu tout maîtriser. Tant pis pour eux. La deuxième partie de ma vie, je la considère comme des vacances : j’ai plongé dans un lac. Et quand j’ai dit “plongé”, c’est le mot. On m’avait perdu, je nageais tout au fond, sous les poissons. Je n’ai repointé le bout du nez que devant une ville qui m’a semblé bien agréable. On m’a dit qu’elle se nommait Lausanne. Hélas, je n’ai pu m’attarder. Une force me poussait, je devais avancer. D’autant que Genève m’attendait.
J’ai pris une douche sous son jet d’eau. Je devais me faire beau pour discuter de la paix dans le monde. Il paraît que c’est l’occupation principale des habitants, enfin ceux qui ne sont pas banquiers. Ils m’ont montré la porte par laquelle je devais passer. Croyez-moi, j’aurais bien préféré continuer de tourner en rond dans le lac et m’amuser avec les cygnes, qui sont bien moins prétentieux qu’on le dit. Je me suis senti emporté, puis découpé en rondelles. Heureusement que je suis souple, je n’ai pas eu trop mal. Voilà ! J’avais franchi mon premier barrage. On m’a prévenu que vingt et un autres m’attendaient avant que j’atteigne la mer.
“J’avais franchi mon premier barrage. On m’a prévenu que 21 autres m’attendaient avant que j’atteigne la mer.”
Rhône : 22 barrages sur son passage
Quel métier que le mien ! Quand je pense que certains et certaines gagnent leur vie en racontant des histoires ! Je n’étais pas depuis une demi-heure au pays du général de Gaulle et de Brigitte Bardot (à Gletsch, le soir, on regarde de vieux films), que j’atteignais le barrage de Génissiat et sa porte monumentale. Les Français m’ont chaleureusement accueilli : “On a besoin de vous pour notre électricité.”
Je croyais qu’ils étaient plutôt portés sur le nucléaire. La beauté du paysage a calmé ma colère. Et aussi le salut de tous ces gens sur les deux rives. Je n’aurais pas cru être si utile, même nécessaire. Je recevais des mercis de tout le monde : des hommes, des femmes, des plantes, des animaux et même d’une sorte de gros château sinistre qui m’a dit fièrement s’appeler Centrale Nucléaire. Il paraît que je la refroidissais. D’habitude, les filles préfèrent être réchauffées, non ? Enfin, pour ce que j’en connais !
En France, une vallée du Rhône apaisée
Mon voyage se poursuivait dans une ambiance de plus en plus détendue. Les digues qui m’emprisonnaient avaient disparu. Figurez-vous que, maintenant, on me permettait de quitter ma route principale et d’aller me promener sur les bas-côtés et même de créer des sentiers au milieu de bois qui ressemblaient à des forêts tropicales. Et puis je croisais des bateaux pleins de joyeux touristes qui agitaient la main, et eux aussi me remerciaient comme si j’étais responsable de ce paradis.
Des maisons se multiplièrent, une autre ville se présentait, beaucoup plus grande que les précédentes. Elle tombait bien : j’avais mille questions à lui poser. Et d’abord celle-ci. Pourquoi cette atmosphère paisible ? Avant de quitter Gletsch pour ce périple, je m’étais informé. L’existence pour la plupart de mes semblables n’était qu’un combat perpétuel : une guerre pour s’emparer de nous, et nous changer en esclaves, un conflit quotidien pour nous forcer à choisir entre nos trois métiers, abreuver (le sol et les êtres vivants), transporter (les humains et les marchandises), produire (de la lumière).
A la rencontre de la Saône
Comme si on était obligé de toujours choisir, toujours rester dans des cases. Une belle dame blonde me conseilla de remercier les deux hommes qui avaient eu l’idée de réunir ces trois tâches, et d’en ajouter une : le développement de tous les territoires de cette vallée magnifique grâce aux revenus tirés de ces métiers. Après elle, je récitai : gloire à vous, Léon Perrier, député puis sénateur ! Et à vous, Édouard Herriot, maire de Lyon ! À peine avais-je prononcé ces mots, que je reçus une violente poussée dans le dos. Une camarade me proposait de continuer ensemble le parcours jusqu’à la mer.
− Comment t’appelles-tu ?
− Saône.
− Drôle de nom.
− Il vient d’une déesse, Souconna. Mais vous savez comme sont les moines ! Ils écrivent si mal. C’est devenu Saoconna. En tout cas, bienvenue ! À deux nous serons plus forts !
Direction le Sud pour le Rhône
Et nous avons continué plein sud. Non sans quelques colères, on ne change pas son caractère ! Je n’en suis pas trop fier. Heureusement que Saône a réussi à me calmer, me rappelant sans cesse la chance que j’avais.
− D’accord, les barrages se succèdent, mais sans te retenir.
Si tu allais dans d’autres régions du monde, tu verrais les dégâts ! Et puis regarde ces collines toutes plantées de vigne. Et tu entends cette musique ? On l’appelle jazz ! Normal, on passe devant Vienne. Il faudra qu’un jour tu prennes le temps d’assister à son festival !
Un peu plus bas, nous avons croisé un pont aux trois quarts effondré. Comme je me moquais, Saône m’a prié de bien vouloir me taire. “Être ou pas être, telle est la question.” Je ne suis pas très cultivé mais j’ai reconnu Shakespeare. Là-haut, derrière les remparts, on jouait Hamlet. Ma compagne pleurait presque :
− Tu vois, nous ne sommes pas seulement des porteurs d’eau. Nous alimentons les rêves. Nous faisons les êtres plus grands qu’ils ne sont. Espérons qu’on va prendre soin de nous !
− Pourquoi, tu as peur ?
− Tu as entendu parler du Réchauffement? Tous les glaciers fondent, dont le tien, le Suisse.
− Tu veux dire que, bientôt, nous n’aurons plus d’eau et nous raclerons le fond ?
Bientôt !
Les deltas du Rhône menacés d’assèchement
Heureusement que la suite m’a enchanté. Plutôt que rejoindre directement la mer, nous avons tourné à droite. Et je me suis retrouvé entre de longs oiseaux de couleur rose et un troupeau de taureaux assez menaçants. J’aurais dû me séparer de Saône bien avant. Elle m’a gâché mon plaisir : “Tu sais comment on appelle les étendues humides où s’achèvent les fleuves ? Des deltas. Eh bien, ils sont tous menacés d’assèchement, tous, de l’Amérique à l’Asie. Et 500 millions d’êtres humains !”
Quel avenir pour le Rhône ?
Je ne sais pas vous mais, moi, quand trop de mauvaises nouvelles m’accablent, je cours me baigner. Rien de tel qu’une petite tête pour me changer les idées. Et comme la Méditerranée m’attendait… Alors, vous avez deviné ? Bravo ! Je suis… le Rhône. Et si vous voulez savoir la suite de mon voyage, à un moment, comme je faisais la planche, je me suis senti léger, léger. Comme si le ciel m’aspirait. Et je me suis retrouvé entre les nuages, poussé par un vent du Sud-Ouest.
Si fort que deux heures plus tard, en regardant vers le sol, j’ai reconnu le lac dans lequel j’avais passé ces vacances merveilleuses. Mais le vent continuait. Il faisait de plus en plus froid. Et soudain, j’ai redescendu vers le sol, gracieusement, en allant de ça, de là, comme un parapente tout blanc. J’ai atterri sur un glacier tout en douceur. Et mon voyage a recommencé. Se pourrait-il que Saône ait raison, ma collègue de mauvais augure ? Se pourrait-il qu’un jour s’arrêtent ces boucles géantes et que se vident les lits des fleuves ? Qu’en feront-ils ? Des autoroutes ?
Texte de Erik Orsenna.
Cet article a été publié dans le numéro 34 de WE DEMAIN. Il fait partie d’un dossier réalisé en partenariat avec la CNR, Compagnie Nationale du Rhône. Le numéro est toujours disponible à la vente en version papier ou en version numérique.
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