Partager la publication "Les requins-anges ont trouvé leur paradis en Corse"
L’ange de mer est un requin plat vivant sur les fonds sableux côtiers. Autrefois commun dans toute la Méditerranée et l’Atlantique Nord-Est, il fait aujourd’hui partie des espèces les plus menacées au monde (en danger critique d’extinction selon l’UICN) et à ce titre constitue un emblème de la biodiversité marine en péril. Le requin-ange, qui a même donné son nom à la baie des Anges à Nice, était porté disparu depuis des dizaines d’années des côtes françaises, mais c’était sans compter sur l’île de beauté, où il a trouvé un véritable refuge.
Si vous vous laissez aller à une conversation avec les pêcheurs des ports de Bastia à Solenzara, ils sont unanimes : l’ange de mer a toujours été et est encore présent sur les côtes de la Corse. Et c’est une bonne nouvelle. Ce requin a de grandes nageoires latérales, faisant penser aux ailes d’un ange, et peut passer plusieurs heures ensablé dans l’attente de son prochain repas. Comme beaucoup d’espèces de requin, son taux de reproduction est lent (8 à 10 mois de gestation), le nombre de jeunes par portée est faible (7 à 25 petits), et sa maturité sexuelle tardive, le rendant particulièrement vulnérable aux pressions anthropiques.
La Corse, dernier refuge de l’ange
L’ange de mer a ainsi disparu de plus 90 % de son territoire pendant le XXe siècle, victime de la pêche intensive en particulier au chalut de fond et de la destruction de son habitat. Alors qu’il était commercialisé, l’espèce est protégée depuis 2010 dans toutes les eaux de l’Union européenne. On a longtemps pensé que les îles Canaries étaient le dernier refuge au monde de ce requin, mais les connaissances des pêcheurs locaux méditerranéens – et donc corses – racontent une tout autre histoire.
En Corse, cette espèce aussi discrète que fascinante semblerait avoir une préférence pour les grandes étendues de sable de la plaine orientale. Et pour cause : le faible effort de pêche – principalement artisanale – couplé à un habitat idéal composé de centaines de kilomètres carrés de sable, de plusieurs estuaires et d’un des plus grands herbiers de posidonie de Méditerranée classé site Natura 2000 et coordonné par l’Office de l’Environnement de la Corse. Les pêcheurs artisans, présents en mer dès que la météo le permet, y sont de véritables sentinelles de la mer, et à ce titre sont les observateurs réguliers de cette espèce.
L’expertise précieuse de la pêche artisanale
L’objectif était donc de mettre en place un partenariat entre scientifiques et pêcheurs artisans pour améliorer les connaissances de cette espèce iconique en Corse. Ce projet intitulé Corsic’Ange (démarré en 2022) visait en particulier à mieux comprendre la distribution et la dynamique spatio-temporelle de l’espèce en Corse, d’une part grâce aux savoirs empiriques des pêcheurs et d’autre part en mettant en place des suivis spécifiques au niveau de la population par marquage conventionnel et au niveau individuel par marquage électronique pour appréhender ses déplacements et son comportement.
Il s’agissait tout d’abord de croiser la mémoire des pêcheurs avec les informations scientifiques, pour réaliser un état des lieux de la présence de l’ange de mer en Corse.
Imaginez un littoral long de 150 kilomètres – ce qu’il vous faut pour rallier Paris aux côtes normandes – et une étendue de 5 kilomètres au large de ces côtes. C’est ici que nous cherchons à étudier l’ange de mer. Autant dire que chercher une espèce au bord de l’extinction dans un si grand périmètre, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.
C’est donc vers les pêcheurs artisans aux petits métiers côtiers que nous nous tournons pour étudier cette espèce. Leurs années d’expérience passées au large permettent un gain de temps précieux : ils savent parfaitement à quelle période, et où les trouver. C’est avec quelques-uns d’entre eux que nous apprenons que l’espèce est présente toute l’année sur les côtes jusqu’à une centaine de mètres de profondeur, mais que des rassemblements de plusieurs dizaines d’individus se déroulent en période hivernale et printanière.
Combien sont-ils et comment se structure la population ?
Identifier les zones fonctionnelles de l’espèce (reproduction, nurserie, repos et couloir de migration) est fondamental pour améliorer les mesures de conservation. La reproduction de l’ange de mer, notamment, est très peu documentée et une seule zone de nurserie a pour l’instant été localisée aux îles Canaries.
Le partenariat avec les pêcheurs a continué avec un suivi par Capture/Marquage/Recapture (CMR) sur la côte orientale de la Corse, permettant in fine d’estimer la taille de la population. Les anges de mer capturés accidentellement ont été équipés d’une marque individuelle de type “spaghetti” puis relâchés. En 18 mois du suivi, 214 anges de mer ont été marqués et 19 ont été recapturés, soit un taux de recapture de 9,7 %, ce qui semble déjà indiquer une population de taille significative.
Ce suivi a permis aussi de mieux comprendre la structure de cette population, en termes de répartition des jeunes de l’année, juvéniles, subadultes et adultes. Les observations varient de manière saisonnière, plus fréquentes au printemps et en été avec principalement des adultes et subadultes, alors que les juvéniles sont plus souvent rencontrés en hiver. Des nouveau-nés ont également été observés car il arrive que certaines femelles mettent bas à bord de bateaux de pêche. Ces observations sont les premières preuves qui pourraient confirmer la présence d’une zone de nurserie sur la côte orientale de la Corse.
Ces données ont par ailleurs permis d’identifier une nouvelle zone potentielle de fréquentation au nord du cap Corse en été 2023, avec deux individus capturés dont un déjà marqué dans les eaux du Nord de la plaine orientale. Cette recapture a permis de savoir que les anges de mer peuvent parcourir jusqu’à 70 km sur une année. Les déplacements des requins marqués varient, certains restant fidèles à une zone d’une année à l’autre, tandis que d’autres parcourent des distances plus importantes.
Comment étudier le comportement de cette espèce ?
On sait qu’il affectionne les étendues sableuses et vaseuses jusqu’à 150 m de profondeur environ, même s’il restait le plus souvent entre 10 et 50 m, et que les juvéniles et les femelles gestantes fréquenteraient les entrées d’estuaires et les eaux saumâtres. Cependant, les comportements de cette espèce en particulier en Méditerranée sont très peu connus.
Pour comprendre leur mode de vie, un suivi par télémétrie acoustique a été réalisé entre juillet 2022 et novembre 2023. Un émetteur (tag) a été placé sur 28 individus, mesurant entre 63 cm et 1,20 m. Là encore, la capture et le marquage ici électronique reposaient sur le partenariat étroit avec les pêcheurs.
Les zones de fréquentation, identifiées par les pêcheurs, ont été quadrillées de 58 récepteurs acoustiques (hydrophones fixes) entre Bastia et Solenzara. Sur les 28 requins marqués, 24 ont été détectés par le réseau d’hydrophones : 7 mâles et 17 femelles.
Bien qu’aucune migration nord/sud ne soit pour l’instant mise en évidence sur la plaine orientale, une migration des profondeurs vers les côtes a bien lieu. L’ange de mer fréquenterait l’herbier de posidonies et les eaux plus profondes en été, puis les côtes et les embouchures de rivière en automne/hiver.
Les domaines vitaux de l’ange de mer se partagent en deux zones : le domaine vital et la zone centrale d’activité. Le domaine vital est la zone comprenant la majorité de ses déplacements, celle qu’il va utiliser 95 % de son temps, pour subvenir à ses besoins en recherche de nourriture et en reproduction. Sa zone centrale d’activité représente, elle, l’aire qu’il va utiliser 50 % de son temps et représente sa zone préférentielle.
Les analyses réalisées mettent en évidence que la taille du domaine vital est impactée par la taille du requin. Plus les individus sont grands, plus les domaines vitaux le seront aussi.
Le sexe de l’animal est également un critère déterminant. Les mâles ont tendance à avoir un domaine vital plus large : en moyenne 60 km2 contre 35 km2 pour les femelles. Les zones centrales d’activité sont, elles, plus petites, avec environ 13 km2 pour les mâles et 8 km2 pour les femelles. Ces différences peuvent s’expliquer par la tendance des mâles à s’accoupler avec plusieurs femelles et être ainsi plus actifs dans la recherche de partenaires, augmentant les déplacements.
Sur l’ensemble de la période étudiée, les anges de mer sont le plus souvent détectés à l’arrêt, c’est-à-dire ensablé, la journée comme la nuit. Cela indique que leur activité de nage ne serait pas plus importante la nuit, comme on pourrait le supposer, et que ces requins passent près de 75 % de leur temps ensablé.
Il y a tout de même quelques exceptions… Certains requins, minoritaires, sont détectés le plus souvent à des moments où ils se déplacent. Pour d’autres rares individus, comme une femelle marquée à l’été 2022, les taux d’activité s’inversent avec un temps d’ensablement important de jour et une activité de nage très importante la nuit.
Ces observations encore préliminaires n’ont pas encore mis en évidence tous les comportements de l’espèce, depuis d’autres données ont pu être collectées ce qui nous permettra d’améliorer l’estimation des territoires vitaux et des rythmes d’activité de l’espèce.
Les résultats de cette étude sont de bon augure ! Le travail avec les pêcheurs professionnels est indispensable pour mieux comprendre l’une des dernières populations de cette espèce au bord de l’extinction à l’échelle globale, méditerranéenne et nationale. La continuité du suivi initié dans Corsic’Ange est essentielle et permettra d’estimer la taille de la population, sa connectivité génétique avec les populations grecques, lybiennes et atlantiques, mais aussi les différences de comportement à l’échelle individuelle et entre les individus apparentés. Les partenariats mis en place au sein de l’Angel Shark Project apportent de nouvelles perspectives d’étude et de nouvelles méthodologies. L’amélioration des connaissances apportées par ce partenariat scientifiques-pêcheurs contribue à promouvoir la conservation de l’ange de mer en Corse en impliquant directement les acteurs locaux, ainsi que plus largement en Méditerranée et dans l’ensemble de son aire de répartition.
À propos des auteurs :
– Eric Durieux. Maitre de Conférences HDR en Écologie marine, Université de Corse Pascal-Paoli.
– Caroline Bousquet. Assistante scientifique, Office de l’Environnement de la Corse.
– Johann Mourier. Professeur junior en Ecologie comportementale des poissons, Université de Montpellier.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.