Partager la publication "Les Démocrates ont perdu, la démocratie a-t-elle gagné ?"
Ils se sont réveillés hagards, sidérés, incrédules, inquiets. Comme les habitants d’autres régions du monde, y compris ceux qui ne dormaient pas encore à l’heure où le basculement a été envisagé, puis annoncé, ils ont pris conscience du “désastre”. Pour la plupart de ceux qui l’observaient, de près ou de loin, le “rêve américain” (qui était aussi un peu le leur, au moins ici en Europe), s’est transformé en cauchemar.
Le temps de comprendre
Pourtant, des femmes insultées ont voté pour lui. Des immigrés humiliés ont voté pour lui. Des latinos offensés ont voté pour lui. Il ne faudrait pas maintenant les abaisser davantage en les traitant d’irresponsables ou d’imbéciles. Il s’agit de comprendre, a posteriori (ce qui est toujours un peu plus facile), pourquoi ils l’ont fait. Et pourquoi les médias, les sondeurs et autres observateurs patentés n’ont rien vu venir. Ou n’ont pas voulu voir. Et d’envisager les conséquences que cela pourrait avoir.
Le grand écart entre la réalité et sa perception
Ainsi, les chiffres officiels du chômage américain (4,9 % de la population active) indiquent qu’il est proche du “plein emploi”, minimum en-dessous duquel il est difficile de descendre, compte tenu de la mobilité du marché. Mais cette réalité statistique en cache une autre, bien moins enviable, de travailleurs précaires et frustrés, persuadés que le système ne permet plus de “rebondir” comme avant.
De même, le pouvoir d’achat de nombreux Américains a diminué depuis des années et n’a pas retrouvé son niveau d’avant la crise des subprimes. Cela est bien sûr mesuré, mais les conséquences n’ont pas été suffisamment étudiées. Ainsi, le niveau moyen de richesse occulte la pauvreté réelle, qui connaît une progression continue, avec un taux de 14,8 %, concernant 46 millions d’Américains (un nombre identique à celui des personnes recourant à l’aide des banques alimentaires).
Obama plus adulé en Europe qu’en Amérique
Les États-Unis, que l’on croit volontiers riches et indestructibles, sont donc en “réalité” socialement malades et économiquement affaiblis. Pour de nombreux Américains, les deux mandats d’Obama n’ont pas été aussi brillants que beaucoup l’imaginent chez nous. Son bilan est en effet discuté, tant à l’intérieur (le système de sécurité sociale) qu’à l’extérieur (le principe de non interventionnisme). À sa décharge, bien sûr, le blocage systématique et souvent irresponsable que lui ont opposé les Républicains au Congrès tout au long. Notamment depuis qu’ils avaient repris la majorité au Sénat (en 2014), après s’être emparé de la Chambre des représentants en 2010.
L’Amérique est ainsi aujourd’hui profondément divisée. L’émergence inattendue de Donald Trump a révélé et réveillé les réflexes xénophobes et racistes latents dans une partie de la population, pas seulement républicaine. La cohabitation entre les WASP, les “blacks” et les “latinos”, que l’on croyait acquise ou au moins en progrès depuis l’élection d’un noir à la présidence, n’était qu’un leurre.
Fin de partie, fin de parti ?
Ils se demanderont s’ils n’ont pas engendré un “monstre”, celui qu’ils ont adoubé du bout des lèvres, par défaut car les électeurs ne voulaient pas des autres. Ils se demanderont s’ils n’ont pas été finalement victimes d’une manipulation, d’un “complot” ourdi par des forces obscures de la droite. Avec les démocrates, ils se demanderont si le personnage qui va jurer sur la Bible en janvier prochain n’est pas en réalité envoyé par le diable pour accélérer la fin de l’Amérique et de son emprise sur le monde.
L’Amérique n’est plus ce pays présumé de cocagne où chacun pouvait espérer accéder à tout, tout le temps. Où l’on avait le droit d’échouer à certains moments en ne s’en prenant qu’à soi-même, mais sans s’inquiéter outre mesure puisqu’on avait aussi le droit de réessayer, en tirant l’énergie nécessaire du “système”. Mais beaucoup, aujourd’hui, ont enchaîné les échecs et considèrent que le modèle ne fonctionne plus. Le succès des GAFA et des start-up qui font vivre encore le rêve américain a empêché de voir la déception, la misère et la colère de ceux-là, qui vivent dans un tout autre monde.
Des médias aveuglés
On notera aussi que les médias ont pêché de la même façon de ce côté-ci de l’Atlantique. Ils se sont généralement contentés de regarder et de commenter les (bonnes) statistiques du chômage et de la croissance aux États-Unis. Parce que sans doute, ils ne menaient pas leur propres enquêtes, et qu’ils se contentaient de reprendre les contenus des médias américains. Mais comment leur en vouloir, tant la comparaison avec nos propres statistiques semble à leur avantage ?
Des sondeurs dépassés
Certains n’osaient sans doute pas avouer qu’ils allaient voter pour un personnage si détestable par ses propos et si détesté par l’establishment. D’autres ont pu aussi cacher leur jeu pour mieux créer la surprise et montrer qu’ils pèsent dans la démocratie. Les sondeurs n’ont pas dû anticiper non plus la mobilisation des citoyens. Ni estimer justement le choix final des “indécis”, tentés au dernier moment par la “fronde” et plus soucieux d’exprimer leur colère que de suivre la “morale” traditionnelle.
Le début d’une aventure, la fin d’un monde
Les milliardaires donneront-ils davantage envie aux électeurs que les leaders “modestes” dans notre vielle Europe ? Le style “politiquement incorrect” de Trump, et son mépris affiché pour certaines catégories de population, feront-t-ils des émules ailleurs dans le monde, y compris chez nous ?
Après le Brexit, le résultat de l’élection américaine va donner des ailes aux mouvements similaires de colère et de frustration, de détestation des “élites” qui grandissent partout dans les démocraties, alors qu’on ne les pensait justifiés que dans les dictatures. Il faudra compter avec eux. L’exemple américain pourrait balayer les dernières hésitations des peuples. On verra dans quelques mois ce qu’il en est en France. Cela dépendra des premiers résultats de l’expérience qui commence.
Pour ce qui nous concerne en France, cela dépendra de notre capacité, et de celle de nos “élites” à se (et à nous) rassembler plutôt qu’à se (et nous) diviser. Le processus nécessaire de compréhension de ce qui s’est passé aux États-Unis pourrait nous éviter de vivre le même traumatisme chez nous. Si les démocrates américains ont perdu, la démocratie française pourrait alors avoir gagné.