Partager la publication "Danone, une entreprise tiraillée entre la bourse et la vie"
Si pour les observateurs les plus aguerris le débarquement d’Emmanuel Faber de son poste de PDG de Danone est tout sauf une surprise, il est en revanche un rappel, haut et clair, de qui gouverne aujourd’hui nos grandes entreprises cotées en bourse. Encouragés, certains diront aveuglés, par l’émergence des entreprises à mission, beaucoup ont cru, trop tôt (?), l’heure du changement venue. L’entreprise, dotée de sa raison d’être, tendue tout entière vers des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux allait connaître sa révolution.
Las, le départ d’Emmanuel Faber jette une lumière crue sur une réalité tout autre. Les faits sont là. A la question « Qui gouverne l’entreprise ? », la réponse est sans équivoque. Au-delà même des actionnaires, propriétaires de fait de l’entreprise, c’est bien la bourse qui tient la barre. Le patron de Danone a été démis de ses fonctions du fait du parcours boursier de la société, c’est-à-dire des performances financières insuffisantes aux yeux de ses actionnaires ou, du moins, de certains d’entre eux.
Alors que les tenants de l’entreprise à mission, mus par des intentions nobles et séduisantes, pensaient, avec Danone – 1ère entreprise à mission au sein du CAC 40 – faire de l’entreprise un organisme vivant, doté de sa propre identité et donc souverain, la réalité se révèle tout autre. C’est la bourse qui a la main sur la gouvernance. L’entreprise ne pouvant se gouverner elle-même ne peut devenir cet organisme vivant qu’elle aspire pourtant à être.
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On peut comprendre la déception qui a saisi certains d’entre nous à l’annonce du départ d’Emmanuel Faber. En engageant Danone dans l’aventure de l’entreprise à mission, celui-ci était animé de convictions et d’une sincérité qui le relie naturellement à ce qui fait l’identité du groupe et à la vision de ses fondateurs. Une filiation sans doute bien traduite par la raison d’être choisie par Danone : « Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre ». Une filiation qui transparaît aussi fortement dans cette vidéo qui annonçait la transformation de l’entreprise en entreprise à mission. Une entreprise qui se définit d’abord au travers des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux qu’elle a choisi de se fixer. Une entreprise qui se caractérise également par un modèle de gouvernance innovant : « une personne, une voix ». Le discours est incontestablement inspirant et séduisant. Pourtant, à y réfléchir, une chose surprend : nulle mention des actionnaires n’y est faite… Ni de la bourse.
Or, c’est là que le bât blesse. En réalité, c’est l’actionnaire piloté par le cours de la bourse qui prend vraiment les décisions. Pire, dans le cas qui nous intéresse, c’est même seulement 3 % des actionnaires qui emportent la mise. Avouons-le, le système “ajouté” d’entreprise à mission n’a en vérité (et malheureusement) aucun pouvoir. Le manque de congruence entre le pouvoir affiché et le vrai pouvoir est patent. Jamais dans la décision qui a entraîné le départ d’Emmanuel Faber d’autres que les actionnaires n’ont été sollicités.
Plus largement, la chute de l’ex-PDG de Danone, semble être la démonstration que les modes de gouvernance présentés, énoncés dans certains grands groupes cotés restent des vœux pieux, une illusion voire, parfois, un miroir aux alouettes. Quelles que soient les intentions, c’est l’argent et juste l’argent qui dirige, et reste le fondement de la vraie gouvernance. Comme les autres entreprises cotées, Danone est un organisme vivant dominé par la bourse, par des investisseurs dont l’objectif, la raison d’être est de faire de l’argent avec de l’argent. Rien de plus, rien de moins.
Ainsi, malgré les aspirations et les tentatives de certains patrons comme Emmanuel Faber pour en sortir, rien ne semble vouloir changer. D’ailleurs, soyons réalistes : rien ne changera vraiment tant que la vraie gouvernance ne changera pas et n’intégrera pas d’autres parties prenantes que les actionnaires. Et, pour ce faire, il faut tenter de transcender la question de l’argent et revoir le principe même de faire de l’argent à partir de l’argent. Le projet de Danone n’était-il pas double : économique et social ?
Rendre la gouvernance de l’entreprise crédible et légitime, c’est savoir circonscrire la question de l’argent, y mettre de la clarté, et l’intégrer dans autre chose. Un résultat auquel, incontestablement, le Danone d’Emmanuel Faber n’a pas su parvenir.
Car, pour Danone, malgré la mise en place de l’entreprise à mission, rien n’a vraiment changé. C’est toujours l’argent qui gouverne. On peut, bien entendu, saluer l’effort et l’ambition mais cela ne peut malheureusement suffire. D’autant que, lorsque l’on regarde ce spot vidéo présentant l’entreprise à mission Danone, on se rend compte à quel point les deux polarités – finance / bourse d’un côté, entreprise à mission de l’autre – s’ignorent, font comme si l’autre n’existait pas. Aucun mot concernant les actionnaires et a fortiori concernant leurs intérêts ou la volonté que ceux-ci peuvent exprimer.
Chez Danone comme chez d’autres grandes entreprises, les deux polarités coexistent mais ne coopèrent pas, ni ne communiquent. Or, pour espérer changer les choses, il conviendrait d’intégrer toutes les parties prenantes. Rien ne peut être fait sans inclure et inviter les actionnaires à transcender leur rapport à l’entreprise. En parallèle, il faut revoir l’exercice du pouvoir et intégrer d’autres dimensions que l’argent et le court terme dans la matrice de l’entreprise.
C’est à ce prix que l’entreprise pourra dépasser le stade des intentions et de l’affichage. Sans cela, l’entreprise à mission se contentera de laisser le souvenir d’espoirs déçus, d’une promesse incapable de se concrétiser en changeant la gouvernance, ni de faire en sorte que la raison d’être de l’entreprise ait, enfin, le pouvoir. Car, au final, à quoi sert la raison d’être si elle n’a pas le pouvoir ?
Nous sommes aujourd’hui arrivés aux limites du système. Une situation qu’illustre à merveille la situation d’Emmanuel Faber et de Danone. Celle d’une entreprise tiraillée entre la bourse et la vie, entre sa raison d’être de l’entreprise à mission et celle de quelques investisseurs pour qui la création de valeur consiste à faire de l’argent avec l’argent. Sans doute est-ce le moment pour les actionnaires de se poser la question : peut-on se dire propriétaire d’une entreprise et prétendre, en même temps, que l’entreprise est un être vivant ? L’actionnaire d’aujourd’hui n’est-il pas plutôt celui qui doit se voir comme le garant du développement et de la pérennité de l’entreprise ? Celui qui considère celle-ci non comme sa propriété mais comme un bien commun ? Certaines PME nous montrent déjà le chemin avec d’autres modèles de gouvernance et de transmission d’entreprise particulièrement innovants et pérennes comme celui de la fondation actionnaire proposé par Prophil, société de recherche et de conseil dont la raison d’être est “entreprendre pour le bien commun”.
Une chose est certaine : tant que la question de l’argent n’est pas traitée, impossible d’avancer sérieusement sur celle de la gouvernance. De quoi faire résonner à nouveau les propos tenus récemment par Emmanuel Faber : « Si vous croyez que c’est moi qui décide chez Danone, vous vous trompez ! ». Tant qu’on pourra faire de l’argent avec de l’argent, on en dévoie sa raison d’être originelle. On laisse croire à l’actionnaire qu’il est propriétaire de l’entreprise. Si vraiment l’entreprise est un être vivant, doté de son identité propre, alors beaucoup de choses doivent s’écrouler, pour que renaisse quelque chose de vivant.
Fondateur de l’institut iGi, crée en 2007, Bernard Marie Chiquet est formateur et consultant en organisations, spécialisé sur l’évolution des modes de gouvernance. Coach en « Holacracy », et créateur du management constitutionnel*, il accompagne les entreprises à travers leur changement systémique. Plusieurs fois entrepreneur et dirigeant de grandes entreprises, il a été directeur exécutif de Capgemini, associé chez EY et président-fondateur d’Eurexpert.
*Management constitutionnel : système managérial dans lequel ceux qui en ont le pouvoir, le plus souvent les dirigeants, adoptent une constitution pour l’organisation.
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