Partager la publication "5G, Linky, antennes-relais… Enquête dans la nébuleuse des antiondes"
Gants, lampes, tournevis, pince, briquets, et surtout téléphones bien éteints : les deux hommes ont tout prévu. Ce mardi 16 juin, il est 23 heures à Contes (Alpes-Maritimes) quand ils s’approchent discrètement de l’installation Free mobile du quartier du Castellar. Installée un mois auparavant, l’antenne-relais, haute de 21 mètres, est destinée à émettre bientôt en 5G, technologie présentée comme le prochain standard en termes de réseaux sans fil. Un briquet s’allume. L’antenne-relais commence à s’embraser… Mais l’incendie ne dure guère. Car toute l’opération s’est faite sous l’œil des gendarmes de Marseille et de Nice. Les militaires, en planque, avaient placé des caméras sur ce site déjà dégradé à plusieurs reprises au printemps. Ils arrêtent aussitôt les deux hommes, âgés de 25 ans et originaires du département.
Cet article a initialement été publié dans la revue WE DEMAIN n°31, parue en août 2020 et toujours disponible sur notre boutique en ligne.
Le fait n’est pas isolé. Depuis ce printemps, les dégradations contre les antennes-relais se sont multipliées, et une épidémie d’incendies s’est répandue à travers l’Europe en parallèle de la pandémie de Covid-19. Partie du Royaume-Uni et des Pays-Bas, la vague a atteint la France. Bretagne, Jura, Isère ou encore Rhône : pour le seul mois d’avril, les services policiers de renseignement ont compté plus d’une vingtaine de dégradations visant les télécoms en France. Selon eux, pas de doute : c’est « l’ultragauche » qui est à la manœuvre. Sur divers forums anti-autoritaires, un manuel du petit saboteur n’est-il pas largement diffusé, sous la forme d’une « recette » en quatre étapes simples ? Sa motivation est claire, anti-capitaliste : « Contre la 5G et le monde qui en a besoin. »
Mais l’écho que ce manuel a pu rencontrer est sans commune mesure avec d’étranges rumeurs – parfois venues de Russie, comme l’a noté le Service extérieur de l’Union européenne –, relayées sur les réseaux sociaux par des célébrités comme Juliette Binoche. Début mai, l’actrice partage sur Instagram la vidéo choc d’un médecin s’inquiétant d’un possible fichage médical pour lutter contre le coronavirus. « Ce sont des opérations organisées par des groupes financiers internationaux (principalement américains), depuis longtemps, précise-t-elle en commentaire. Ils manipulent (sans être parano !) : les vaccins qu’ils préparent en font partie. Mettre une puce sous-cutanée pour tous : c’est non. Non aux opérations de Bill Gates, non à la 5G. »
« Ma famille commençait à avoir de l’eczéma et des réactions dues à la présence de ce pylône. »
Un gloubi-boulga complotiste qui mêle les préoccupations des « antivax » à celles des antiondes. Selon Rudy Reichstadt, politologue qui a fondé l’Observatoire du conspirationnisme, ces deux mouvances ont bien « un imaginaire commun complotiste ». Et certains adeptes n’hésitent pas à établir des ponts thématiques : c’est par exemple ce qu’a fait Thomas Cowan, médecin américain anthroposophe – un mouvement ésotérique d’inspiration chrétienne – en affirmant dans une vidéo largement diffusée que le Covid-19 avait été causé par le déploiement de la 5G. En Angleterre, c’est la diffusion de telles rumeurs qui semble avoir conduit aux incendies d’antennes 5G. « Il y a de bonnes raisons d’être opposé à la 5G, mais quand on met en avant la santé, on bascule dans autre chose », analyse Rudy Reichstadt.
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De ce côté-ci de la Manche, d’autres médecins contestés établissent ce lien : c’est par exemple le cas du professeur Luc Montagnier, Prix Nobel de médecine en 2008 pour ses travaux sur le VIH, devenu depuis le héraut des antivax. Selon lui, les antennes 5G de Wuhan auraient pu contribuer au pouvoir pathogène du coronavirus. Une idée partagée, non sans prudence, par certaines associations anti-ondes : « Avec le développement de la 5G et du tout-numérique qui abaissent les défenses immunitaires, on pense que ce type d’épidémie va se développer, mais on ne dit pas que c’est à l’origine », indique ainsi Pierre-Marie Théveniaud, président de Robin des toits.
Pas une ligne en revanche sur le site de l’association pour condamner la dégradation des antennes-relais. Un sujet gênant, plutôt tabou dans le milieu. « Cela peut être tout et n’importe quoi », rappelle Sophie Pelletier, la présidente de Priartem, association pionnière sur la surveillance des installations d’antennes-relais. Leurs inquiétudes quant à la 5G se veulent plus raisonnées, et leurs moyens d’action, légaux : outre la question sanitaire, ces associations préfèrent mettre en avant – comme l’astrophysicien collapsologue Aurélien Barrau – le cout environnemental de l’installation de nouvelles antennes, et plus largement le cout énergétique de la technologie, pour justifier plusieurs actions en justice. En février, les associations Priartem et Agir pour l’environnement ont saisi le Conseil d’État, tandis que fin mai, 500 militants écologistes ont assigné les opérateurs mobiles devant le tribunal judiciaire de Paris pour demander une évaluation environnementale et sanitaire de la 5G. L’idée est d’agir vite, avant que les enchères d’attribution des fréquences en France, prévues pour fin septembre, ne donnent le vrai coup d’envoi de la 5G.
Les idées des antiondes infusent : la Convention citoyenne pour le climat, composée de 150 citoyens tirés au sort, a à son tour réclamé en juin un moratoire sur la 5G, bientôt suivie par les ministres de l’Environnement et de la Santé, Élisabeth Borne et Olivier Véran. L’exécutif, qui ne se voit pas renoncer à cette manne pour le budget de l’État (au minimum 2,17 milliards d’euros attendus), s’est contenté en réponse de demander un nouveau rapport sur les effets sanitaires de la 5G avant les enchères de l’Arcep. De leur côté, les opérateurs s’inquiètent et appellent, comme le patron d’Orange Stéphane Richard, à « purger » le débat pour éviter un « Afghanistan de la téléphonie mobile, où il faudra se battre pylône par pylône, commune par commune pour essayer de mettre la 5G ».
Pour comprendre les racines de cette contestation, il faut revenir à la fin des années 1990. C’est l’époque du boom de la téléphonie mobile en France, qui voit le taux d’équipement passer de moins de 50 % en 2000 à 95 % en 2018. C’est aussi à cette époque qu’apparaissent les premiers litiges liés aux antennes-relais. Par exemple à l’Ile-aux-Moines, où le compositeur Gabriel Yared – qui compte à son actif le générique du journal télévisé de TF1 et la bande originale du film 37° 2 le matin – croit avoir déniché le lieu idéal pour trouver l’inspiration. Patatras. Quatre ans après son installation dans le golfe du Morbihan, France Télécom installe un pylône de téléphonie mobile de 16 mètres de haut à deux pas de sa maison ! Une rude bataille judiciaire s’ouvre alors. En première instance, le compositeur invoque avec succès le préjudice esthétique et environnemental. Mais il est ensuite débouté en appel et en cassation. Ce n’est pourtant pas vraiment la vue qui gênait Gabriel Yared. « Ma famille commençait à avoir de l’eczéma et des réactions dues à la présence très proche de ce pylône », expliquera-t-il à France info en 2017, faisant un lien avec la proximité de l’antenne-relais. On est face aux premiers cas d’électrosensibles de France. Près de vingt ans plus tard, les scientifiques peinent toujours à comprendre ce phénomène controversé. Si les symptômes sont réels, leur lien avec l’exposition aux ondes n’est pas prouvé. Quant au désastre sanitaire électromagnétique annoncé, avec notamment la crainte d’une explosion des tumeurs au cerveau, il n’a toujours pas eu lieu, plus de vingt ans après la généralisation de la téléphonie mobile.
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Comme Gabriel Yared, les associations qui s’emparent de cette question s’interrogent d’abord sur la présence des antennes-relais, avant très rapidement d’inclure la question sanitaire dans leur répertoire. Le comité de soutien au compositeur débouchera ainsi sur la naissance en 2000 de Priartem. Deux de ses membres, Étienne et Marc Cendrier, la quittent en 2004 pour aller fonder Robin des toits. L’année suivante, l’agrégée en biologie Michèle Rivasi s’investit dans la création du Criirem (Centre de recherche et d’information indépendantes sur les rayonnements électromagnétiques). Elle prendra ensuite la tête de l’Association Zones Blanches (AZB). La structure milite depuis 2014 pour la création d’un lieu destiné à accueillir les électrosensibles et les chimicosensibles à Durbon, dans les Hautes-Alpes. Autant d’associations fortes de plusieurs centaines à quelques milliers de membres, qui ont réussi à gagner une certaine reconnaissance. Priartem a ainsi été reconnue d’intérêt général et agréée par les ministères chargés de la santé et de l’environnement, tandis que le Criirem a mis en place une formation qualifiante « Rayonnements électromagnétiques » avec l’université du Mans. Priartem, le Criirem et Robin des toits ont enfin leur siège au comité de dialogue « Radiofréquences et santé » de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).
Malgré ce dense réseau militant, rares sont les politiques à se risquer sur le terrain de la lutte contre les ondes. La principale exception est issue de ce même réseau : il s’agit justement de l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi, militante anti-nucléaire, puis anti-ondes venue à la politique par ses engagements associatifs successifs (qui l’ont mené notamment à la présidence de Greenpeace France, en 2003-2004).
L’eurodéputée Michèle Rivasi a du charisme et une vraie implantation locale, mais ses positions, souvent ambigües, gênent franchement chez les verts.
Numéro deux de la liste EELV aux élections européennes de 2019, elle s’est ainsi rendue en Suisse en septembre 2019 pour un voyage d’études. Le but ? Visiter des immeubles construits pour les électrosensibles et les chimico-sensibles. À Zurich, sa petite délégation venue de la Drôme s’est intéressée aux gaines du sous-sol, au triple vitrage et aux couloirs sans peintures. « Nous avions tous laissé nos téléphones dans le bus, mais une femme avait oublié son portable éteint dans son sac ; elle a dû le remettre dans le véhicule », se souvient-elle, interrogée par We Demain.
Avant elle, aucun parti politique – pas même le sien, EELV – n’acceptait d’aborder cette question, regrette l’ancienne élue verte du Mans Catherine Gouhier, la secrétaire générale du Criirem. « Elle a un charisme, une vraie implantation locale et elle porte la question sanitaire, mais ses positions, souvent ambigües, gênent franchement en interne », ajoute un ancien collaborateur écolo. Il faut dire que Michèle Rivasi a également été accusée en 2019 par Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, de propager des fake news sur les vaccins. Elle traine notamment le boulet de l’invitation au Parlement européen de l’ancien médecin britannique Andrew Wakefield, controversé pour ses prises de position antivax. « Parler de fake news, c’est une manière antiscientifique d’évacuer le débat, rétorque l’intéressée. Mes enfants sont vaccinés, mais comme je pose des questions sur l’efficacité des vaccins, on me range dans les anti. Sur les ondes c’est la même chose. Que fait-on ? On laisse mourir les électrosensibles ? J’essaie au contraire de trouver des solutions. »
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Sa voix compte d’autant plus que les associations qui s’inquiètent des ondes électromagnétiques n’ont que de maigres ressources financières. Leur mobilisation s’appuie surtout sur un solide réseau de militants bénévoles. Priartem compte un employé à temps partiel, tandis que Robin des toits n’a aucun salarié.
Ce qui n’exclut pas de drôles de mélanges des genres. Le Criirem propose ainsi des prestations de conseil, des expertises et des formations destinées à sensibiliser à « la problématique des champs électromagnétiques », à des prix que Gilles Brégant, directeur général de l’Agence nationale des fréquences, qualifie d’« assez élevés » – ce à quoi le Criirem rétorque qu’il est seul à les proposer.
D’autres jouent sur la confusion entre business et militantisme. Dénoncé par un militant antiondes, le site POAL (plateforme opérationnelle anti-Linky), qui a tout l’air d’un site engagé, renvoie vers des produits censés filtrer les ondes du compteur communicant Linky, commercialisés par l’entreprise d’un des deux créateurs du site. Autre pratique étonnante : un cabinet d’avocats toulousain propose une action collective en justice contre Linky, souscrivable à partir de 8 euros par mois ! Une démarche curieuse, à la lisière du rôle de l’avocat, qui n’est pas censé faire de démarchage direct. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) s’inquiète d’ailleurs du marché lucratif qui se développe autour de l’électrosensibilité après avoir reçu une vingtaine de questionnements ces cinq dernières années. « Des personnes ont signalé des associations qui délivrent des formations et des sociétés qui commercialisent des produits », confirme sa secrétaire générale Anne Josso.
Le déploiement en 2015 du compteur communicant d’Enedis a boosté les militants anti-ondes. Ce mouvement a encore une fois pris de court les scientifiques. L’Agence nationale des fréquences a beau rappeler que le Linky n’augmente pas significativement le niveau du champ électromagnétique ambiant, la contestation s’étend. Les collectifs Stop Linky, depuis bien souvent rebaptisés Stop Linky-5G, fleurissent. Et les élus suivent : des communes ont ainsi pris des arrêtés pour entraver le remplacement des anciens compteurs. Le combat est même l’occasion d’une convergence des luttes. À Grenoble, le collectif d’extrême gauche Pièces et main d’œuvre critique ainsi le compteur, accusé de représenter le « pilotage centralisé de nos villes et de nos vies par la machinerie cybernétique ».
Le spécialiste des questions écologistes et du rapport entre sciences et technique Daniel Boy, directeur de recherche à Sciences-Po, suit ces mobilisations issues des crises scientifiques des années 1990. « Le point de bascule, c’est les OGM, note-t-il. C’est le moment où le Parti communiste et l’extrême gauche se sont rendu compte qu’il y avait une ressource contestataire à capter. Internet favorise ces militants : c’est très facile de monter un réseau d’opposition en rassemblant en un après-midi de la documentation contre les antennes ou Linky. » Pour des motivations très diverses. « Les ondes ne sont qu’une question parmi d’autres pour moi, explique le militant Stéphane Lhomme. Je suis investi contre le compteur pour diverses raisons, de l’aspect sanitaire au risque d’incendie et à la contestation d’un mode de société qu’on veut nous imposer à marche forcée. » Et le militant de déplorer la persistance d’un discours complotiste qui « nuit au combat ».
« On peut entendre dans les réunions publiques que les compteurs communicants sont équipés de caméras, mais tous n’y croient pas, remarque la sociologue Aude Danieli, qui a écrit sa thèse sur la controverse autour du compteur. Ce n’est pas seulement une question de peur pour sa santé, c’est aussi une critique sociale de cet objet symbolisant la marchandisation. » Comme chez les militants anti-5G, question sanitaire et question politique se mêlent ici inextricablement.
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