Partager la publication "Abeilles, tabac, bisphénol… Comment les lobbies fabriquent notre ignorance"
Pourquoi après tant d’années de recherches et d’études prouvant les méfaits d’un produit chimique le doute plane-t-il toujours ? Pourquoi a-t-il fallu des décennies pour admettre officiellement que le tabac était dangereux pour la santé ou que les activités humaines avaient des conséquences sur le réchauffement climatique ?
Dans un documentaire diffusé ce 23 février sur Arte, les réalisateurs Pascal Vasselin et Franck Cuveillier décryptent comment se construit “la fabrique de l’ignorance”. Cette enquête, menée entre l’Europe et les États-Unis, dévoile les batailles entre industriels et scientifiques sur plusieurs cas d’école.
La cigarette et la santé
Le premier : le tabac. Tout commence en 1953, lorsque des scientifiques prouvent que la cigarette augmente les risques de cancer. Les dirigeants des principales compagnies se réunissent alors en secret pour faire face à cette crise. Leur solution : créer un comité de recherche qui diffusera des multiples causes alternatives au problème.
Les cigarettiers investissent massivement dans des laboratoires scientifiques pour contrer la science établie. Le cancer du poumon est alors justifié par un tas d’autres critères : le lieu de vie, le travail, ou même la calvitie ou le jus de tomates.
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Ce n’est qu’en 1994, lorsqu’un lanceur d’alerte dévoile des documents provenant des industriels et prouvant la manipulation de leurs études scientifiques, que les grands patrons de la cigarette sont acculés et contraints de s’avouer vaincus.
“Le doute est notre produit, car c’est le meilleur moyen de concurrencer l’ensemble des faits présents dans l’esprit du public, c’est aussi le moyen d’établir une controverse”, était-il écrit sur l’un des documents dévoilés par le lanceur d’alerte.
Au final, cette résistance aura retardé d’un demi-siècle l’avancée de la législation. Et si la cigarette est l’un des premiers cas frappant de “fabrique de l’ignorance”, il est loin d’être le dernier. L’abeille en a également fait les frais.
L’histoire est similaire : des scientifiques font le lien entre l’utilisation des néonicotinoïdes et la disparition des abeilles. Les industries agrochimiques répliquent, en fournissant des recherches évoquant d’autres causes comme le frelon asiatique ou le parasite varroa.
“Plus les études s’accumulent, moins les apiculteurs y voient clair.”
Plus il y a d’études, plus les citoyens ont l’impression que la recherche de la vérité s’intensifie, soulignent les auteurs du documentaires. Or, c’est bien souvent l’inverse. Résultat : si l’effet négatif de ces produits chimiques est aujourd’hui bel et bien avéré, leur recours reste d’actualité. C’est notamment le cas en France, où les betteraviers ont bénéficié en 2020 d’une dérogation de trois ans pour les néonicotinoïdes.
L’étude de l’ignorance
Bisphénol A, trou dans la couche d’ozone, pilule contraceptive, réchauffement climatique… bien d’autres sujets encore sont touchés par cette “fabrique de l’ignorance”. Avec toujours la même stratégie : détourner les soupçons en multipliant les suspects, semer la confusion de manière à pouvoir dire qu’il est impossible d’établir une cause exacte au problème.
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Ces techniques de désinformation ont même inspiré une nouvelle discipline universitaire : l’agnotologie. Cette dernière analyse la fabrique de l’ignorance dans l’histoire et élabore de nouveaux concepts comme “l’ignorance stratégique”. Selon cette discipline, il est possible de produire activement de l’ignorance, ou de choisir d’ignorer certaines choses.
L’historienne américaine Naomi Oreskes explique : “Il y a plusieurs façons de produire de l’ignorance : des façons malhonnêtes, des façons involontaires, même en étant bien intentionné au départ”. Car parfois, les scientifiques se font prendre au piège des industriels sans même s’en apercevoir.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus un terrain de jeu parfait pour créer des communautés d’opinion et augmenter la crédibilité et la diffusion de certaine théories faussement scientifiques.
Il arrive même, parfois, que l’être humain ait le besoin de ne pas savoir, souligne le documentaire. Le cerveau lui-même devient alors… sa propre fabrique de l’ignorance.
Retrouvez le documentaire “La fabrique de l’ignorance” sur Arte, mardi 23 février à 20h50.