Amazonie : “Il faut un droit d’ingérence écologique”

São Paulo obscurcie en plein jour par un nuage de fumée, des paysages calcinés… L’Amazonie, “poumon vert” de la planète, brûle en continu depuis le début du mois de juillet. L’ampleur du phénomène a entraîné au coeur de l’été de nombreux reportages dans les médias et  commentaires inquiets sur les réseaux sociaux, via le hashtag #PrayForAmazonia.
 

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La catastrophe est telle que le sujet s’est retrouvé sur la table des négociations du G7 qui s’est tenu du 24 au 26 août à Biarritz. “Nous devons répondre à l’appel de l’océan et de la forêt qui brûle”, a déclaré le président Emmanuel Macron lors de la conférence d’ouverture du sommet mondial.

Si une enveloppe internationale de 20 millions de dollars a été débloquée pour aider le Brésil à surmonter la crise, l’initiative a été rejetée par le président Jair Bolsonaro, hostile à toute tentative d’ingérence dans la crise amazonienne.

Quels outils reste-il pour protéger une des plus grandes forêts de la planète ? Le droit peut-il contraindre les dirigeants politiques et économiques à prendre leurs responsabilités ? Invitée au CLIMAX Festival , qui se tiendra à Bordeaux du 5 au 8 septembre prochain, la juriste française Valérie Cabanes revient sur la question, et son combat pour faire reconnaître le crime d’écocide.
 

We Demain : Au Climax Festival, vous participerez à une table ronde sur les droits des écosystèmes et peuples autochtones. Outre sa fonction de puits de carbone et de réservoir de biodiversité, la forêt amazonienne représente aussi un enjeu social et territorial pour les peuples qui y vivent. Quelle est leur situation aujourd’hui ?

Valérie Cabanes : Leurs droits sont définis dans deux grands textes, la déclaration universelle de 2007 à l’ONU, qui pose les grands principes de la cosmogonie et du droit coutumier autochtones, et la convention 169 de l’OIT qui impose aux États ratificateurs de procéder à leur consultation (non contraignante) dès lors qu’ils décident d’engager des projets sur leur territoire. 

Le Brésil a signé cette convention. Mais prenez l’exemple du projet de barrage de Belo Monte, dans le nord du pays : le gouvernement de Dilma Rousseff avait présenté une étude de 50 000 pages, rédigée en portugais brésilien, sur l’impact environnemental et social du projet. Il a ensuite donné trois jours aux populations autochtones, qui vivaient parfois à 8h de pirogue ou de bus, pour venir à Altamira consulter un texte qui n’avait même pas été traduit dans leur langue. C’est d’une hypocrisie flagrante.

Au-delà du non-respect de leur droit à être consulté, et de leur territoire à être protégé, on constate une augmentation des violences à l’égard des peuples indigènes, avec des déplacements de populations suite à des attaques de villages, des meurtres, des contacts avec des tribus isolées qui engendrent des épidémies…

L’arrivée de Jair Bolsonaro à la présidence du pays a-t-elle empiré la situation ?

Son discours et ses décisions politiques encouragent ce problème. La responsabilité de la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), qui est censée démarquer les territoires indigènes pour mieux les préserver, a été transférée au ministère de l’Agriculture qui est clairement en faveur de l’agro-industrie. Bolsonaro a aussi créé un organe de contrôle de l’IBAMA, chargé de verbaliser les infractions environnementales. Résultat, le nombre de ces amendes a baissé de 70 % depuis le début de son mandat.
 

Il est en train d’instaurer une impunité pour tous ceux qui veulent exploiter illégalement la forêt.

Les exploitants de bois, les mineurs et agro-industriels essayent d’intimider les peuples autochtones pour les chasser de leurs territoires et s’accaparer leurs terres.
 

Entre juillet 2018 et 2019, la déforestation de l’Amazonie a été multipliée par quatre selon l’Institut national de recherche spatiale brésilien. Peut-on envisager une action juridique pour freiner la catastrophe ?

Je travaille actuellement avec des juristes français, et en concertation avec des juristes brésiliens, à l’élaboration d’une communication auprès de la Cour pénale internationale. Ce n’est pas évident, car il faut réunir suffisamment de témoignages et nous assurer de la solidité des preuves que nous pouvons apporter. Parallèlement, nous nous renseignons sur les éventuels autres acteurs qui mèneraient le même type d’actions, afin de coordonner nos forces.
 

Vous travaillez depuis des années pour inscrire l’écocide dans le droit pénal français et international. Le Sénat a rejeté une proposition de loi sur le sujet en mai dernier…

La proposition de loi sur l’écocide présentée par le groupe socialiste au Sénat a été faite à la va-vite, sans concertation avec les spécialistes du sujet, et avec des erreurs d’interprétation. Bien qu’ils se soient appuyés sur mes travaux ainsi que ceux de Laurent Neyret, nous n’avons été consultés qu’après coup.

De plus, le texte ne citait en exemple que des entreprises étrangères commettant des écocides sur des territoires étrangers. Les opposants à la proposition n’ont pas eu à se justifier sur le fond, mais simplement à faire valoir que la France n’avait pas vocation à être le gendarme du monde. C’était un non-débat. En revanche, ils se sont dits favorables à sa reconnaissance à l’échelle internationale. 

J’ai donc rebondi en suggérant que ce soit la France qui propose un amendement sur l’écocide à la prochaine Assemblée générale des États parties au Statut de la Cour pénale internationale (CPI), en décembre, demande que j’ai réitérée quand Emmanuel Macron a déclaré qu’il fallait réformer le droit de l’environnement international pour répondre à la situation en Amazonie.
 

L’opinion publique semble plus sensibilisée aujourd’hui. Est-ce seulement une question de courage politique ?

Les 2 millions de signatures de l’Affaire du siècle, que nous avons initiée avec l’association “Notre affaire à tous” [Valérie Cabanes en est la co-fondatrice ndlr], montre une réelle prise de conscience de la part des citoyens et des jeunes en particulier.
 

À lire aussi : “L’Affaire du siècle” : l’État français poursuivi pour inaction climatique par des ONG

Un nombre grandissant de partis politiques s’intéressent à la reconnaissance du crime d’écocide et des droits de la nature, de façon plus ou moins opportuniste. Ils sentent bien qu’il y a une véritable attente citoyenne sur la question. Si vraiment le gouvernement décide de s’emparer du sujet, il adoptera très certainement une définition de l’écocide plus proche de celle que défend Laurent Neyret : les dirigeants politiques et économiques ne seraient poursuivis que s’ils manifestent très clairement une intention de nuire. C’est quasiment impossible à démontrer…

Je préfère m’appuyer sur le second alinéa de l’article 30 du statut de Rome (Traité fondateur de la Cour Pénale Internationale), qui retient le critère d’intentionnalité mais aussi le critère impliquant la connaissance des “conséquence[s] [de ses actes] dans le cours normal des événements“.
 

Ce n’est pas compliqué de prouver que des firmes pétrolières, des États, des banques sont au courant depuis des années de la réalité du changement climatique et de l’obligation d’arrêter les énergies fossiles.

Ils ne peuvent pas dire qu’ils n’étaient pas au courant des alertes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) depuis 1988. Certains documents prouvent même une volonté délibérée de certaines entreprises pétrolières de désinformer le public sur la réalité du changement climatique.

Bien sûr, l’objectif n’est pas de mettre tout le monde en prison, mais de cadrer l’activité industrielle et d’imposer la transition énergétique. Fait intéressant, des dirigeants d’entreprises me confient qu’un cadre pénal contraignant pourrait leur permettre de mieux s’imposer face aux actionnaires dont l’objectif reste le profit à court terme. 
 

Suffit-il alors de rendre le droit plus contraignant pour sauver la planète ? Ou faut-il envisager sa réforme complète ?

La majorité des traités signés par les États sont non-contraignants du fait du sacro-saint principe de souveraineté nationale. Au regard des enjeux de la crise écologique et climatique actuelle, il faudrait remettre en question ce principe, et imaginer par exemple un droit d’ingérence écologique en reconnaissant le crime d’écocide comme 5e crime contre la Paix et la sécurité humaine.

Les États auraient alors l’obligation de poursuivre et de juger un chef d’État lorsque celui-ci encourage la destruction d’un écosystème qui aura un impact au-delà de ses frontières. 

Je travaille aussi sur deux axes de réforme. Le premier, en droit public national et international, porte sur la reconnaissance de notre lien d’interdépendance avec les écosystèmes et espèces vivantes. Le droit de l’environnement scinde encore trop souvent la vie sur Terre en entités distinctes. Autrement dit, on protège par exemple des orchidées sauvages sans regarder les interactions biologiques entre les différentes espèces.
 

Reconnaître le rôle à jouer de chaque écosystème, ainsi que celui de chaque espèce vivante devient vital pour l’humanité.

Le droit doit adopter une vision écosystémique et garantir le respect des “limites planétaires”. Ce concept scientifique, proposé en 2009 par le Stockholm Resilience Centre , détermine le moment où on bascule dans un état planétaire dangereux pour l’humanité. Ces limites pourraient servir de norme juridique pour cadrer l’activité industrielle et obliger les acteurs économiques et politiques à s’engager, enfin, dans la transition énergétique. Je propose même d’inclure “le respect des limites planétaires” dans le premier article de la Constitution française.

Le second axe propose l’instauration d’un droit plus préventif. Le droit de l’environnement n’est actuellement sollicité que lorsque la catastrophe s’est déjà produite. Le principe juridique récent de préjudice écologique est une belle avancée en France mais il faudrait aussi reconnaître les droits de la nature à exister, se régénérer et s’épanouir.
 

À lire aussi : Faut-il donner des droits aux arbres ?

Il faudrait aussi reconnaître des droits aux générations futures, ce qui imposerait une obligation de vigilance environnementale et sanitaire. Cela nous permettrait de bloquer des projets dangereux pour l’environnement au regard de leurs conséquences dans le futur, et non pas simplement celles que l’on perçoit dans l’immédiat.

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