Partager la publication "Après Trump, le Brexit, Fillon… Plaidoyer pour les sondages"
Si ce n’était pas le cas, ils conforteraient sans aucun doute la forte défiance dont ils sont l’objet. Cette défiance reflète en tout cas l’état d’une opinion qui rejette de plus en plus massivement le “système politico-médiatique”, dans lequel elle place sans hésiter les sondeurs. On notera d’ailleurs, ironiquement, que la raison d’être des sondages est précisément de refléter l’état de l’opinion !
Ils font donc en ce sens leur travail. On observera aussi que ce déferlement/défoulement est largement alimenté par les médias et leurs commentateurs, qui ont tenté depuis quelques mois d’analyser des intentions de vote qui ne se sont pas avérées. Ils ont donc un peu le sentiment d’avoir été trahis par ceux qui leur fournissent habituellement une bonne part de leurs informations et de leurs arguments.
Des circonstances atténuantes
La primaire de la droite est ainsi une “première”, comme l’était le référendum britannique sur l’appartenance à l’Union européenne, ou la candidature d’un Donald Trump aux États-Unis. Les instituts font donc ce qu’ils peuvent, comme ils l’avaient fait dans les années 1990, au moment de la montée du Front national. De nombreux sympathisants n’osaient alors pas avouer ouvertement leur inclination, de peur d’être accusés de racisme et de xénophobie, de défendre l’indéfendable, tel qu’énoncé ou plutôt éructé par le leader de l’époque.
Il a fallu quelques temps (et quelques élections) aux sondeurs pour estimer l’importance et le poids de ces “intentions cachées”, et redresser les résultats qu’ils mesuraient afin qu’ils soient conformes aux votes réels constatés dans les urnes. Ces pondérations ont diminué avec le temps ; le coming out des sympathisants FN n’est plus aujourd’hui un problème pour eux.
Une science humaine, donc faillible
Les contempteurs doivent savoir aussi que le rôle des sondages n’est pas de prévoir l’avenir, mais de mesurer l’état de l’opinion au présent, à un moment donné. Ce moment est de plus en plus fugitif, de sorte que les chiffres publiés peuvent être déjà obsolètes. Mais surtout, et c’est là une faiblesse bien plus réelle que les précédentes, la forte demande des utilisateurs de sondages (politiques, entreprises, médias…) oblige les sondeurs à interroger des personnes sur des thèmes sur lesquels ils n’ont pas réfléchi, et surtout pas conclu, par manque de temps ou d’information suffisante.
Ils se contentent alors souvent de restituer ce qu’ils entendent dans les médias, plutôt que d’avouer leur incertitude. Celle-ci s’estompe ensuite au fur et à mesure de l’information, des discussions en famille, au bureau ou sur les réseaux sociaux. Ce mouvement est de plus en plus rapide et ample, du fait de la vitesse de fonctionnement des outils d’information et d’échange utilisés.
Une influence réelle…
Les sondeurs ne sont pas pour grand-chose dans ce phénomène. Ils ont d’ailleurs identifié la montée rapide et inattendue de Fillon quelques jours avant le premier tour. L’examen comparé des évolutions d’intentions de vote des trois principaux candidats laissait d’ailleurs tout à fait prévoir que le troisième allait dépasser ses deux concurrents.
Si les sondages avaient été autorisés les tout derniers jours, ils l’auraient montré avec évidence. C’est donc un “cercle vicieux” qui s’est mis en place, sans que quiconque ait eu besoin de tricher parmi les interviewés ou les intervieweurs. Les citoyens se sont d’abord laissé abuser par le contenu et la tonalité des médias, qui reprenaient les chiffres des sondeurs, qui de leur côté n’ont pu (ou su) intégrer cette dimension de “reflet” dans les données qu’ils obtenaient. Ce mouvement circulaire et cybernétique s’est ainsi entretenu de lui-même.
… mais de moins en moins acceptée
Une sorte de jeu du chat (le sondeur-institution) et de la souris (le citoyen malin) s’est donc mis en place, en particulier chez les “souris” les plus critiques. Les autres, qui ne sont pas complotistes ou anti-système (il en reste), hésitent de plus en plus et sur nombre croissant de sujets, devant la difficulté de choisir, à un moment où tout est complexe, où personne ne sait vraiment ce qu’il faudrait faire pour résoudre les problèmes.
Ceux-là changent aussi d’avis plus souvent, mais de bonne foi, au fur et à mesure qu’ils reçoivent et intègrent l’information, en discutent avec leurs “pairs” et choisissent in fine entre des options difficiles à comparer et à évaluer. Le zapping est encore plus légitime lorsque les options sont proches, comme ce fut le cas lors de la primaire de la droite, avec des candidats appartenant à la même “famille”.
Un bilan global positif
Aucun autre outil ne permet aux acteurs (économiques, politiques, sociaux…) de prendre en compte ces éléments d’opinion dans leurs décisions, dans les multiples domaines de la vie individuelle ou collective. Cela ne signifie pas évidemment qu’il faille “gouverner en fonction des sondages”, mais qu’il est important de chercher à savoir quels sont les attentes, espoirs, convictions, hésitations, frustrations ou craintes des publics auxquels on s’adresse : consommateurs, citoyens, individus ; parents ; travailleurs ; malades ; usagers des services publics ; contribuables…
On peut évidemment vivre ou gouverner sans les sondages ; tous les peuples l’ont fait pendant des millénaires avant qu’ils soient rendus possibles par les progrès des mathématiques, et inventés par Gallup, Roper, Crossley et quelques autres dans les années 1930. Leur utilité a été démontrée pour la première fois lorsqu’ils ont prévu, contre l’avis général, la réélection de Roosevelt, en 1936. On pourra leur faire crédit qu’ils ont eu plus souvent raison que tort sur la durée.
Un outil au service de tous
Les conflits d’intérêt sont aussi plus facile à identifier, et il ne profitent généralement pas à ceux qui en sont coupables. Il ne faut donc pas jeter les sondeurs avec l’eau du bain peu limpide (parfois même trouble) dans lequel baigne la société (mé)contemporaine. La grande majorité d’entre eux sont de bonne foi, et ne “roulent”pour personne. Ils opèrent de la façon la plus scientifique possible afin de fournir des éléments d’appréciation utiles à leurs clients (politiques, observateurs et commentateurs, médias…) comme aux citoyens.
C’est à ces derniers d’utiliser et d’aiguiser leur esprit critique, leur capacité d’analyse et leur libre arbitre, de façon rationnelle et responsable, pour ne pas être victimes d’une dictature des sondages. Si la démocratie est le moins mauvais des systèmes, les sondages sont sans doute le moins mauvais outil pour faciliter son fonctionnement.