Partager la publication "Dans le Morbihan, la désertification sous-marine transforme les écosystèmes côtiers"
Mai 2022, Morbihan, dans le sud de la Bretagne. Jean-Claude Ménard, président et fondateur d’Estuaires Loire & Vilaine, une association qui veille depuis plus de 30 ans sur les fonds marins de la région, effectue une plongée de suivi annuel dans la zone des récifs du Mor Braz, la « grande mer » délimitée à l’ouest par la presqu’île de Quiberon et Belle-Île et à l’est par Guérande (par opposition à la « petite mer » que constitue le Golfe du Morbihan). Cette plongée a pour but d’examiner l’état des forêts d’algues, notamment celles formées par les laminaires, ce groupe d’algues brunes capables de créer des forêts arbustives structurantes pour des centaines d’espèces marines, comme l’ormeau, l’étrille ou le bar.
C’est à l’occasion de cette plongée que Jean-Claude Ménard découvre le véritable bouleversement en cours au sein des récifs bretons du Mor Braz. Sur des hectares, ces champs d’algues, denses et productifs, ont disparu pour laisser place à de véritables déserts sous-marins. Le responsable ? L’oursin Psammechinus miliaris, une espèce présente le long des côtes atlantiques européennes dont les individus adultes mesurent entre 4 et 6 cm. La prolifération de cet herbivore vorace peut entraîner la déforestation des champs algaux, par certains égards équivalente à une désertification des paysages sous-marins.
Que ce soit en France, en Europe ou dans le monde, les pressions exercées par les activités humaines sur les écosystèmes côtiers, comme ici dans le Mor Braz, sont nombreuses et variées.
Elles peuvent être ponctuelles – comme la construction du premier parc éolien en mer au large de Saint-Nazaire – ou chroniques, à l’image des activités de pêche côtière, du réchauffement des eaux sous l’effet du changement climatique ou encore de l’augmentation des densités humaines sur la frange littorale du Morbihan ou de Loire-Atlantique.
On sait aujourd’hui que, tels des réfugiés climatiques, la plupart des espèces marines ont tendance à déplacer leurs aires de population des tropiques vers les hautes latitudes plus tempérées six fois plus vite que les espèces terrestres. Les conséquences de ces migrations à l’échelle régionale peuvent engendrer des bouleversements complexes, parfois irréversibles, dans la structure et le fonctionnement des communautés d’espèces qui jusqu’alors cohabitaient depuis des générations.
Contrairement à d’autres régions du globe où réchauffement des eaux côtières et/ou pêche intensive des prédateurs sont identifiés comme facteurs déclencheurs, les causes de la prolifération de l’oursin dans le sud de la Bretagne restent à ce stade méconnues. On peut cependant constater que les déserts sous-marins qu’il laisse derrière lui ont conduit à un appauvrissement drastique de la diversité des espèces sous-marines et de la complexité des habitats sous-marins de la région.
L’apparition de ces « déserts d’oursins », se substituant à des forêts sous-marines complexes, productives et cruciales au maintien de la biodiversité, représente un phénomène bien documenté dans plusieurs régions du globe ; il est souvent lié au déclin des prédateurs de ces herbivores voraces (comme les langoustes en Tasmanie ou les poissons de récifs en Méditerranée occidentale).
Cette désertification sous-marine est souvent difficile à inverser, mais peut parfois être remédiée, grâce par exemple à des mesures de restauration de certains prédateurs, comme les loutres de mer sur la côte ouest canadienne pour lutter contre la prolifération de l’oursin pourpre (Strongylocentrotus purpuratus).
Les déserts d’oursins, tels que ceux observés récemment en Bretagne sud, ne sont qu’un exemple parmi d’autres des bouleversements recensés parmi les écosystèmes marins côtiers de la planète. L’eutrophisation, un enrichissement excessif en nutriments des eaux côtières liée à l’agriculture intensive ou aux fortes densités humaines (notamment les eaux usées), peut entraîner le remplacement des forêts sous-marines par des parterres dominés par des algues filamenteuses courtes. Ces dernières piègent les sédiments et maintiennent ainsi les récifs dans un état dégradé associé à une faible productivité et à un véritable anéantissement de la structure complexe des forêts sous-marines. On qualifie cet état de « turf » (gazon en anglais).
On le voit, les conditions et facteurs qui contribuent à l’apparition de tels changements abrupts s’avèrent complexes et multiples. Même si ces modifications d’états vers des écosystèmes « déprimés » chamboulent profondément à la fois leur fonctionnement et celui des activités humaines qui en dépendent, elles demeurent souvent difficiles à prévoir et à inverser.
Alors que la perte d’habitats reste la cause première d’érosion de la biodiversité à l’échelle globale, notre compréhension des conséquences de tels bouleversements des habitats sous-marins demeure aujourd’hui parcellaire et limitée.
C’est dans ce contexte que notre projet de recherche TRIDENT mettra en œuvre de nouvelles approches de modélisation, à la fois de l’analyse de données et de la simulation numérique, afin de mieux comprendre et prédire la répartition spatiale ainsi que les changements passés et en cours des habitats sous-marins et leurs conséquences sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes côtiers.
Le projet TRIDENT devrait permettre de recenser les changements d’états observés dans les écosystèmes côtiers de fonds au niveau mondial grâce aux suivis en plongée réalisés dans le cadre de Reef Life Survey, un programme de sciences participatives. Ce travail en cours a identifié plus d’une quinzaine d’habitats sous-marins selon différents états écologiques (par exemple forêts d’algues laminaires, champs d’algues fucoides, déserts d’oursins, récifs coralliens, ou encore gazons d’algues filamenteuses en cours de formation…) sur les récifs observés le long des côtes mondiales.
Il s’agit ensuite d’identifier les mécanismes sous-jacents le maintien ou l’apparition de ces états pour prédire la manière dont les écosystèmes côtiers réagiront à des scénarios de changements futurs. Des approches d’apprentissage par la machine viseront à identifier comment les facteurs humains ou environnementaux locaux – la pêche, l’augmentation de la température des eaux côtières, la proximité d’infrastructures portuaires, de grandes villes associées à de fortes densités humaines, de fleuves qui peuvent être vecteurs de pollution urbaines ou agricoles, etc.- influent sur l’état des paysages sous-marins.
Le projet vise aussi à mieux comprendre le rôle de ces espèces sous-marines qui, comme les forêts d’algues sur les récifs bretons, forment des habitats fortement structurants pour les écosystèmes marins de fonds.
Un des enjeux du projet consiste à mieux comprendre la manière dont les espèces formatrices d’habitats – comme les champs d’algues, les herbiers, les récifs d’huîtres, bancs de moules ou encore les récifs coralliens en milieu tropical –, endossent différents rôles pour par exemple apporter des sources de nourriture et d’abris face à la prédation ou faciliter la coexistence d’une multitude d’espèces. Pour caractériser les liens entre les caractéristiques des paysages sous-marins et la diversité des espèces associées, le projet TRIDENT s’appuie à la fois sur une synthèse systématique de la littérature scientifique (soit plus de 400 articles), et sur l’analyse de suivis faunistiques existants réalisés dans différents habitats côtiers.
Les résultats attendus à l’issu du projet TRIDENT permettront ainsi de mieux appréhender les changements en cours et à venir sur les fonds marins qui jouxtent nos littoraux. Les connaissances acquises et les projections des conséquences de scénarios seront mobilisables pour guider la bonne gestion des activités humaines qui interfèrent avec les paysages sous-marins et les dynamiques complexes des écosystèmes côtiers associés.
À propos de l’auteur : Martin Marzloff. Research scientist in marine ecology, Ifremer.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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