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“Devenue impossible à l’échelle d’un pays, la démocratie est possible dans les villes”

Pour Arthur De Grave, membre du collectif OuiShare, les villes doivent se préparer à assumer un rôle politique plus important, sans pour autant se replier sur elles-mêmes. La question des villes-mondes sera au menu du OuiShare Fest 2017, à Paris.

Le 17/03/2017 par Julie Jeunejean
Pour Arthur De Grave, membre du collectif OuiShare, les villes doivent se préparer à assumer un rôle politique plus important, sans pour autant se replier sur elles-mêmes. La question des villes-mondes sera au menu du OuiShare Fest 2017, à Paris.
Pour Arthur De Grave, membre du collectif OuiShare, les villes doivent se préparer à assumer un rôle politique plus important, sans pour autant se replier sur elles-mêmes. La question des villes-mondes sera au menu du OuiShare Fest 2017, à Paris.

Fondé en 2012 pour décrypter les tendances de l’économie collaborative, le collectif OuiShare ne cesse d’élargir son champ thématique. Pour la cinquième édition du OuiShare Fest (du 5 au 7 juillet), qui rassemblera à Paris des entrepreneurs et experts du monde entier, il a choisi d’explorer la question des villes-monde. Arthur de Grave, membre du collectif, explique à We Demain en quoi la ville, de plus en plus puissante, renferme toutes les solutions… mais aussi des menaces.

We Demain : Pourquoi avoir choisi de placer les villes au centre de l’édition 2017 du OuiShare Fest ?

Arthur De Grave : Les villes suscitent un regain d’intérêt depuis quelques années. Elles sont l’objet de discours plus ou moins éclairés, plus ou moins construits (smart city, villes en partage, villes résilientes, etc.). Avec cette cinquième édition du OuiShare Fest, nous cherchons en premier lieu à mettre ces discours à l’épreuve, à séparer le bon grain de l’ivraie. C’est aussi l’actualité qui nous pousse à nous intéresser de près au phénomène urbain : toutes les échéances électorales récentes ont mis en lumière le fossé béant qui continue de se creuser entre villes-mondes et villes périphériques.

Nous sentons tous, je pense, que la question du pouvoir des villes mérite d’être posée. Mais la vision technocentrée de la smart city, ou celle d’une cité-plateforme – où démocratie participative, mutualisation des ressources et mobilité douce deviennent la norme sans que jamais l’action politique à proprement parler ne soit même évoquée – nous laissent sur notre faim.

Comment allez-vous aborder ces questions ?

Ce que nous organisons, c’est une conférence : l’imagination, si désespérément absente de la politique contemporaine, doit y avoir toute sa place. Élection de Trump, Brexit, enlisement de la présidentielle… Un exercice collectif de politique-fiction nous semble plus que jamais nécessaire. Les grandes villes concentrent déjà puissance démographique, culturelle et économique.

Que se passerait-il si, dans un système-monde en plein délitement, elles conquerraient un pouvoir politique équivalent ? Et si les cités-États faisaient leur grand retour ? S’agirait-il d’un progrès, ou au contraire d’un grand bond en arrière ? Quel monde pourrions-nous reconstruire sur cette base ?

D’un point de vue environnemental, les villes sont, selon OuiShare, le problème et la solution. C’est-à-dire ?

Les villes sont une part substantielle du problème, oui, et probablement un échelon auquel bon nombre des enjeux environnementaux peuvent être pris à bras le corps. Il y a 300 ans, nous étions à peu près tous des paysans. Nous consommions ce que nous récoltions localement, et l’industrie était embryonnaire. En très peu de temps, l’humanité est devenue citadine (54 % de la population mondiale vit désormais en ville, 75 % en 2050).

Nous nous sommes massés dans les aires urbaines : un bouleversement d’une telle ampleur, à une telle vitesse, ne pouvait donner naissance qu’à un système déséquilibré. C’est un fait : nos villes sont encombrées, embouteillées, elles consomment des quantités prodigieuses de ressources et d’énergie qui doivent être acheminées de loin… Pas étonnant que certaines études estiment que 70 % des gaz à effet de serre émanent des zones urbaines. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il existe une énorme marge de progression ! Or, des débuts de solutions existent.

Quelles sont ces solutions ?

Agriculture urbaine et/ou circuits courts alimentaires couplés à des chaînes logistiques distribuées, mobilité propre et partagée, démarches zéro déchet, économie circulaire, etc. Ne manque qu’une vision – et une volonté – politique cohérente. Qu’une seule grande ville s’en empare et parvienne à équilibrer l’équation, et d’autres suivront. La face du monde pourrait s’en trouver changée plus vite qu’on ne le croit. Ou alors, nous pouvons continuer à attendre le salut d’un énième accord international sur le climat…
 

Comment faire pour que les villes-mondes ne s’enferment pas dans une bulle ?

Notre appel ne constitue pas une invitation au repli autarcique, bien au contraire. Celles du passé étaient des entités autonomes, mais pas isolées. Elles entretenaient des relations complexes avec les territoires environnants, et formaient même parfois des ligues – marchandes, à l’instar de la Ligue hanséatique, ou militaires, comme les Ligues lombardes – entre elles.

Nous pensons que certaines villes-mondes sont aujourd’hui en mesure d’assumer un rôle politique plus important dans un contexte d’États-nations finissants. Inutile de se faire trop d’illusion : les populistes de droite qui l’emportent un peu partout ces temps-ci ne peuvent que précipiter le déclin qu’ils prétendent combattre. D’une certaine façon, le retour des cités-États est déjà une réalité.

Des exemples ?

Regardez ce qui se passe aux États-Unis avec le début de fronde des ville sanctuaires contre la politique migratoire de l’administration Trump. Si nous ne faisons rien, oui, les grandes villes deviendront des forteresses au sein desquelles les élites mondiales se mureront pendant que le chaos continue de s’installer dans les périphéries.

Nous sommes persuadés que pour éviter la constitution de bulles, il faudra paradoxalement passer par le renforcement du pouvoir politique des villes. Et par ville nous n’entendons pas un territoire exclusif borné par un périphérique, mais plutôt un espace dynamique articulé avec son environnement. Il ne s’agit pas d’opposer ville et campagne mais plutôt de réunir les progressistes ruraux et urbains à une échelle où l’action est encore possible.

OuiShare semble prendre une orientation plus sociale. Cette sensibilité a-t-elle toujours été au cœur de votre démarche?

Cette sensibilité a toujours été présente chez nous. Quand nous avons lancé OuiShare, il y a maintenant cinq ans, nous nous intéressions à l’économie de plateforme naissante parce que nous pensions – sans doute avec une certaine naïveté – qu’elle était annonciatrice d’un modèle de société nouveau. Quand il est devenu clair que les choses étaient en fait un peu plus compliquées, nous avons été parmi les premiers à en prendre acte.

Relisez les articles que nous avons publiés au fil du temps sur notre magazine en ligne : nous n’avons jamais été des adulateurs de la disruption à tout prix, nous avons toujours cherché à construire un discours critique conciliant innovation et progrès social, et ce, quels que soient les effets de mode du moment (économie du partage, blockchain, ubérisation, coopérativisme de plateforme).

Comment définiriez-vous OuiShare, alors ?

Pour moi, ce n’est pas un énième think tank focalisé sur telle ou telle thématique : c’est avant tout un groupe de gens qui partagent des questionnements – voire même des doutes – et une sensibilité commune. Dans quelle mesure l’économie numérique peut-elle être orientée pour accoucher d’une organisation du travail différente, et au-delà, chambouler véritablement les structures sociales sclérosées dont nous avons hérité ? Cette promesse peut-elle être même tenue ? Voilà le genre de questionnement qui nous a toujours aiguillé.

De ce point de vue, en questionnant la vision techno-centrée et “solutionniste” portée par l’idéologie de la smart city, en remettant sur la table les sujets de la démocratie, de la privatisation de l’espace public et du vivre-ensemble, j’ai l’impression que nous restons fidèles à nous-mêmes.

Comment les villes — qui ne sont pas fédérées politiquement — peuvent-elles peser politiquement face à des forces économiques qui les dépassent ?

Arthur De Grave : Si j’en avais la moindre idée, je ne participerais pas à l’organisation d’une conférence sur le sujet : je m’empresserais de créer un parti politique ! Blague à part, il ne faut pas retomber dans une autre forme de “solutionnisme”.

Il ne suffit pas de lancer une monnaie locale, par exemple,  pour que des circuits économiques locaux se recréent comme par magie. C’est une partie de la solution, mais il y en a bien d’autres (je ne vais pas me lancer dans un inventaire à la Prévert, mais en vrac : démocratie locale profitant des progrès des civic tech, mobilité partagée, circuits courts, agriculture urbaine, ateliers de fabrication numérique, etc.). Encore une fois, il ne s’agit pas de refermer les villes sur elles-mêmes, mais de leur redonner prise sur leur destin.

Que dire de leur capacité à peser face aux grandes multinationales ?

C’est une autre paire de manches. Là aussi, la question est complexe, et mériterait un traitement à part. Je me bornerais à quelques remarques : une frontière est une construction sociale et culturelle, il y a, dans la ville, quelque chose de plus concret. Pour les acteurs géants du numérique, les frontières nationales sont en effet facilement contournables. Il est facile, pour une entreprise transnationale, de s’adonner joyeusement au jeu de l’optimisation fiscale.

Il est plus compliqué, en revanche, d’échapper aux régulations et aux taxes locales : il faut bien que vos bureaux, vos clients, vos contributeurs ou vos data centers soient quelque part. Et quand la volonté politique est là… La plupart des grandes plateformes ont déjà pu s’en rendre compte. Je pense notamment au bras de fer engagé entre la mairie de Barcelone et Airbnb. De même que le numérique n’est pas immatériel, multinational ne signifie pas déterritorialisé. Il est très possible que, selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, il soit plus facile d’encadrer des acteurs mondiaux en se fondant sur l’échelon local plutôt que national.

La gouvernance des villes peut-elle être meilleure que celle des États ?

Il n’existe bien évidemment aucune garantie sur ce point. Cependant, à titre personnel, je pense que le système de démocratie représentative qui s’est construit à l’époque moderne est entré dans une phase de crise terminale. Franchement, vous ne trouvez pas le spectacle de ces élections présidentielles absolument lamentable ?  

S’il est impossible d’organiser un semblant de démocratie dans un pays de 65 millions d’habitant, la chose est possible à l’échelle de la cité. S’il n’est plus à prouver que le pouvoir corrompt, essayons donc de l’éclater et  de le distribuer à l’échelle des villes. Notre appel est double : que ceux qui se battent pour le progrès prennent le pouvoir dans les villes, que les villes prennent le pouvoir dans le monde. L’un ne peut aller sans l’autre.
 

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