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“En matière de justice climatique, en Afrique comme ailleurs, il reste beaucoup à faire mais il y a de l’espoir”

Poser la question de la justice climatique, c’est s’interroger sur l’égalité face au dérèglement climatique. Prenons l’exemple de l’Afrique qui pourrait, selon la Banque mondiale, devenir la région du monde la plus durement touchée par les bouleversements actuels et à venir. Elle craint que le continent n’enregistre pas moins de 86 millions de migrants climatiques d’ici 2050 en raison de conditions devenues invivables. La Corne de l’Afrique est d’ores et déjà particulièrement touchée. “La pire sécheresse depuis au moins 40 ans sévit presque partout dans la région”, souligne l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé).

“Le changement climatique se fait sentir ici et maintenant sur la santé des Africains dans la grande Corne de l’Afrique. L’échec de quatre saisons des pluies consécutives a desséché la terre et poussé les populations à quitter leurs maisons en quête de nourriture et d’eau”, a souligné Matshidiso Moeti, Directrice régionale de l’OMS pour l’Afrique. Face à une telle situation, quels recours ont les pays d’Afrique alors même qu’ils sont – de loin – les plus faibles contributeurs au dérèglement climatique ? Quelle justice climatique peuvent-ils espérer ? Pour tenter de comprendre cette problématique, nous avons interrogé Marine Calmet, avocate et présidente de Wild Legal, une ONG qui œuvre en faveur des droits de la Nature.

WE DEMAIN : L’Afrique peut-elle porter plainte contre les principaux pollueurs de la planète pour les préjudices subis en raison du dérèglement climatique ?

Marine Calmet : Il faut distinguer différentes possibilités d’agir. Ce ne sont pas les États qui vont attaquer mais les mouvements de la société civile. Voire les individus en leurs noms propres. Il y a plusieurs cas de figure possibles. La première est de passer par la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci, depuis 2016, peut traiter des crimes contre l’humanité qui concernent l’exploitation illicite de ressources naturelles, la destruction de l’environnement et l’accaparement des terres. Jusqu’alors, la compétence de la CPI était limitée aux dommages causés en temps de guerre. Ce n’est plus le cas. Si, par exemple, la collusion entre un État et une multinationale cause la destruction de l’environnement pour les populations locales, il s’agit d’un crime contre l’humanité au regard des préjudices causés (privation de terres, d’eau potable, etc.). Devant le grand nombre de recours déposés auprès de la CPI, l’élargissement de son champ d’action devenait nécessaire.

Des plaintes déposées au niveau de la Cour pénale internationale sont actuellement jugées ?

Oui. Par exemple, dans le cadre de la forêt amazonienne, des organisations autochtones ont déposé plainte pour dénoncer les feux volontaires découlant de la politique de Jair Bolsonaro. Elles l’accusent de génocide et d’écocide. La difficulté est que la CPI est un outil qui n’est pas assez certain. Pour faire avancer les choses, la fondation Stop Ecocide International a travaillé à une définition légale en 2021 pour amender le Statut de Rome, qui est le cadre dans lequel évolue la Cour pénale internationale.

“Des organisations autochtones brésiliennes ont déposé plainte contre la politique de Jair Bolsonaro en Amazonie.”

Marine Calmet, avocate

Le but était d’intégrer le crime d’écocide en établissant une définition juridique claire. L’écocide se définit comme des “actes illégaux ou arbitraires commis en sachant la réelle probabilité que ces actes causent à l’environnement des dommages graves qui soient étendus ou durables”. L’idée est de pouvoir poursuivre les atteintes les plus importantes commises contre les communs planétaires. Quand il y a des dommages environnementaux tellement graves à la stabilité des écosystèmes qu’ils ont des répercussions sur les vies humaines. Cette logique d’étendre les compétences de la CPI permet de ne pas avoir à recréer une juridiction. Une alternative extrêmement longue et fastidieuse.

Où en sont ces plaintes ?

Pour l’heure, on ne sait pas encore si les plaintes déposées par des collectifs, des habitants, des populations… pourront aboutir. Surtout, la CPI ne juge que pour des affaires qui sont nées après sa création, le 1er juillet 2002. Par exemple, il y a eu le dossier Texaco-Chevron, entreprise accusée d’avoir pollué avec des hydrocarbures la forêt amazonienne équatorienne. Dans cette affaire, la CPI a été reconnue incompétente car ces pollutions sont antérieures à sa création.

De même, quand on parle de réchauffement climatique, la participation d’États et d’entreprises a commencé dans les années 70 avec la révolution industrielle. Il y a donc une vraie question autour de la compétence de la CPI ou d’une nouvelle juridiction car ces crimes sont antérieurs à leur création. Il y a un problème de rétroactivité.

“On ne sait pas encore si les plaintes déposées auprès de la Cour pénale internationale par des collectifs, des habitants, des populations… pourront aboutir.”

Marine Calmet, avocate

Quelle solution alors ?

Il existe des solutions en Europe pour établir la responsabilité des principaux émetteurs de gaz à effet de serre (GES). Qu’ils soient directs (les entreprises) ou indirects (les États par le biais de leurs politiques). Il y a déjà des jurisprudences très intéressantes. Prenons l’exemple du pétrolier Shell qui a été condamné aux Pays-Bas. Sur le fondement de l’Accord de Paris, un tribunal national a été saisi au lieu de domiciliation de l’entreprise pour contribution excessive au réchauffement climatique. Shell a été condamné par le tribunal à réduire de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici dix ans. Il y a donc un vrai recours possible contre les entreprises. Et c’est souvent plus simple que de déposer un recours contre un État. Même si cela reste toujours possible, notamment en Europe.

Vous avez un exemple à nous donner ?

Oui, il y a six jeunes Portugais qui ont déposé un premier recours il y a deux-trois ans contre 33 États européens pour carence dans la lutte contre le réchauffement climatique suite aux incendies dévastateurs qui ont eu lieu au Portugal. Ils plaident devant la juridiction européenne pour atteinte à leur droit à la vie, à la santé, à la famille. Ils estiment que l’absence d’action de ces États européens dans la lutte contre le réchauffement climatique a un impact direct – des conséquences et préjudices – sur leur vie. C’est intéressant cette stratégie devant des instances internationales de recours aux droits humains pour aller confronter les États à leur responsabilité dans la lutte pour la réduction des GES.

Une autre solution, c’est de poursuivre une entreprise de droit privé. En 2017, la cour de Hamm, en Allemagne, a jugé recevable une plainte d’un paysan péruvien contre le géant énergétique RWE. Saúl Luciano Lliuya voulait souligner la responsabilité de l’énergéticien, qui est le plus gros émetteur de CO2 en Europe, dans le changement climatique mondial. Selon lui, l’activité de RWE a des effets néfastes sur les terres qu’il cultive au Pérou. Cet agriculteur estime que RWE, par sa participation massive au réchauffement climatique et même s’il n’est pas implanté dans son pays, est responsable d’au moins 1 % du réchauffement subi au niveau local. Or, ce réchauffement contribue à la fonte d’un glacier situé au-dessus de son village. En disparaissant, il menace d’inonder et de détruire le village et les terres de ce paysan péruvien. Il a donc utilisé les mécanismes de réparation civile qui existent dans de nombreux droits, notamment en France et en Allemagne. Ils stipulent que toute personne qui cause un dommage à autrui doit le réparer. [La plainte de Saúl Luciano Lliuya a été jugée recevable. Le procès est toujours en cours, des juges ont été dépêchés au Pérou pour estimer les dommages en 2022, un jugement pourrait avoir lieu en 2023, NDLR]

“Un paysan péruvien a porté plainte contre le plus gros émetteur de CO2 d’Europe, l’énergéticien RWE, car il estime qu’il est en partie responsable du réchauffement climatique qui a un impact néfaste sur ses terres au Pérou.”

Marine Calmet, avocate

Concernant l’Afrique, et plus précisément l’Ouganda et la Tanzanie, qui sont concernés par le projet EACOP de TotalEnergies, des plaintes ont été déposées en France…

Absolument, en France, les entreprises font elles aussi face à un devoir de vigilance. Elles doivent exposer les mesures qu’elles prennent pour prévenir les risques, notamment environnementaux. C’est le cas de TotalEnergies contre qui il y a des recours actuellement dans le cas du projet EACOP. Ce projet représente une bombe climatique au niveau local en Ouganda et en Tanzanie. Les associations portent plainte contre l’entreprise pour différentes raisons, comme le non-respect des normes environnementales, les droits humains, etc. Ces actions peuvent être menées en France.

Un procès peut avoir lieu avant même que les dégâts n’aient eu lieu sur place ?

Oui, notamment, quand il y a une certaine forme de certitude. Par exemple, quand on remarque que les études d’impact n’ont pas été correctement faites ou sous-évaluées. Que les droits humains n’ont pas été respectés… Il y a déjà de nombreux témoignages qui ont afflué de personnes dépossédées de leurs terres pour faire de la place à ce projet. Il y a une telle menace avant même sa mise en œuvre qu’on peut tout à fait envisager un recours.

Quid de la Corne de l’Afrique, qui connaît une grave sécheresse depuis plusieurs années ? Dans ce cas, il n’y a pas un lieu précis, un fait précis… des recours sont malgré tout possibles ?

C’est très complexe et périlleux. Est-ce que le droit sur place, dans les pays concernés, permet d’agir légalement contre les possibles responsables ? Ce n’est pas certain. Il n’est pas facile de confronter des États car ce ne sont pas eux qui polluent directement. Il faut pouvoir prouver leur carence. En Europe, nous bénéficions de la protection des droits humains grâce à l’Union européenne. D’où la plainte des jeunes Portugais, par exemple. Dans la pays de la Corne de l’Afrique, à ma connaissance, il n’y a rien de tel. Il y a donc un déséquilibre entre les droits reconnus à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe.

Mais il est possible d’agir contre des entreprises, soit en droit pénal – c’est la punition d’infraction, d’un crime ou d’un délit – soit en droit civil. Dans ce cas, c’est une réparation de dommages générés par des comportements illégaux. On peut donc aller au pénal pour violation des droits humains ou aller au civil pour réparation du préjudice causé. La pollution est une infraction pénale et elle peut être responsable d’infractions en cascades puisqu’elle provoque des morts, des maladies, etc.

La difficulté est que, dans la question du climat, le problème est insidieux. La pollution aux émissions de GES est diffuse, lente, assez générale. On peut donc interroger l’intentionnalité dans ce cas de figure. Y a-t-il eu intention de nuire ? Le fait est que la plupart des entreprises qui polluent le font pour des motifs économiques et non pour le plaisir de polluer. Et ce, même si elles ont totalement connaissance de l’impact négatif qu’elles peuvent avoir sur la planète. Qui plus est, elles le font la plupart du temps en toute légalité. La majorité des modèles économiques actuels reposent sur l’exploitation de la nature. C’est toute la difficulté et une faille du droit encore aujourd’hui.

“Les entreprises qui polluent le font pour des motifs économiques et non pour le plaisir de polluer. Et elles le font la plupart du temps en toute légalité. La plupart des modèles économiques actuels reposent sur l’exploitation de la nature. C’est toute la difficulté.”

Marine Calmet, avocate

Il faudrait donc faire évoluer le droit ?

Oui, il est nécessaire de faire bouger les lignes pour statuer sur le fait que la nature a des droits pour elle-même. Mais c’est un rapport à la nature encore très étranger au droit occidental. Il faudrait une vraie relecture de notre modèle industriel pour fixer de nouvelles limites des actions humaines tolérables. Ce serait une manière de s’assurer que les limites planétaires ne soient pas dépassées. Pour l’heure, il y a une sorte d’impunité. Mais, peu à peu, les jurisprudences contre les entreprises font bouger les lignes. Il faudrait systématiser les recours pour faire mal au portefeuille. Et obliger ainsi les groupes industriels qui participent le plus activement aux émissions de gaz à effet de serre à faire évoluer leurs activités dans le bon sens.

Il faut aussi poursuivre directement les présidents de ces entreprises multinationales en responsabilité pénale. Ce serait alors des leviers très efficaces pour dissuader des conglomérats de continuer à polluer. Tout cela ne doit pas, en parallèle, empêcher de s’efforcer de faire aussi condamner les États, responsables indirects de cette situation. Il y a donc une double stratégie à mettre en place.

Mais les pays d’Afrique n’ont pas forcément les outils légaux à leur disposition…

Certes, ils n’ont peut-être pas ces outils dans leurs pays, où l’accès au droit est parfois très compliqué, où il est nécessaire d’avoir des moyens financiers importants… Mais ils peuvent toujours porter plainte en Europe, dans le pays où le siège des entreprises est situé. De plus en plus d’associations promeuvent la justice climatique et veulent favoriser l’alliance Nord-Sud. Ce sont des ONG, des associations de la société civile, qui se coordonnent pour aider des mouvements locaux dans les pays les plus exposés à déposer plainte au sein de l’Union européenne. Il n’y a pas encore assez d’actions juridiques climatiques mais il y a de l’espoir car cela se développe peu à peu. Et, si les jurisprudences se multiplient, cela pourrait réellement faire bouger les lignes.

“En matière de justice climatique, en Afrique comme ailleurs, il y a encore beaucoup à faire mais il y a de l’espoir.”

Marine Calmet, avocate

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