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Éric Piolle : “Avec les écolos au pouvoir, tout ne va pas s’effondrer”

Réélu à Grenoble en juin, cet ex-ingénieur de 47 ans sera-t-il celui qui mènera son parti à la présidentielle de 2022 ? Il y travaille, et parie même sur une union de la gauche autour d’une “colonne vertébrale” écologiste.

Le 04/03/2021 par Antoine Lannuzel
Éric Piolle
Crédit : Pablo Chignard/Divergence
Crédit : Pablo Chignard/Divergence

Comment être maire vert sans passer pour un khmer vert ? Élu à Grenoble en 2014, réélu en 2020, Éric Piolle a appris à déjouer les pièges dans lesquels certains de ses camarades écologistes récemment élus à la tête de grandes villes se sont fait prendre à la fin de l’été – que ce soit en s’aventurant à questionner l’empreinte écologique du Tour de France (comme Grégory Doucet, le maire de Lyon) ou la tradition du sapin de Noël municipal (comme Pierre Hurmic, à Bordeaux). La méthode Piolle ? L’écologie qui améliore la vie en ville.

Cet entretien a initialement été publié dans WE DEMAIN N°32, paru en novembre 2020, disponible sur notre boutique en ligne.

Grenoble, plus vaste zone à faibles émissions de France, deuxième ville pour les trajets domicile-travail à vélo, a été désignée en octobre capitale verte européenne 2022. Une année où Éric Piolle se verrait bien relever un nouveau défi : son nom est en tout cas évoqué, au même titre que celui du député européen Yannick Jadot, pour représenter son parti Europe écologie-Les verts (EELV) à la prochaine présidentielle. Ce qui implique de répondre présent sur d’autres fronts (sécurité, laïcité…) que les habituels thèmes écolos. Et de rassembler à gauche. Lui qui a conquis Grenoble avec l’appui de La France insoumise rêve d’un “arc humaniste” qui s’étendrait jusqu’au PS.

  • WE DEMAIN : En 2050, deux tiers de l’humanité devrait vivre en ville. Mais les crises écologique et sanitaire créent des envies d’ailleurs. Observez-vous ça en tant que maire de grande ville ?

Éric Piolle : D’abord, il faut regarder la définition du mot ville. En France, qui vit en ville ? Cela commence par les habitants de communes de 2 500 personnes. Que vous habitiez dans une commune de cette taille ou à Grenoble, votre expérience de la ville n’est pas la même, et encore moins à Paris. Le mouvement de concentration de population dans les mégapoles ne me semble pas correspondre à un désir, mais à un monde en perdition : crise climatique, guerres, perte de la capacité d’aménagement du territoire.

Est-ce que le Covid entraine l’amorce d’un changement d’aspiration ? Peut-être. Peut-être que l’on peut penser à aménager le territoire à une échelle urbaine plus petite, en ne renforçant pas les mégapoles mais la multipolarité au sein des pays. J’ai l’impression que notre humanité est en questionnement là-dessus.

  • La pandémie accélère aussi la remise en cause de notre économie. Que pensez-vous du plan de relance français (470  milliards d’euros pour soutenir l’activité, plus 100 milliards d’investissements, dont 30 pour la transition écologique) ?

C’est là qu’on voit qu’il n’y a aucune volonté de transformation du système, comme lors de la crise de 2008. La dette, les finances publiques, ces deux dimensions qui servent à mettre une pression néolibérale dans les rapports sociaux… Tout d’un coup cette digue saute, et plein d’argent arrive, non pas pour relever les défis permanents que l’on connait, mais simplement pour que le modèle ne s’effondre pas.

  • Et la part réservée à la transition écologique ?

30  milliards sur deux ans ? C’est grosso modo ce qu’il faudrait mettre chaque année. On injecte du fric dans des activités dont on sait qu’on ne veut pas les développer. On traite leurs salariés comme on a traité ceux de la métallurgie, du textile, en disant “Oui oui, on va vous aider”, jusqu’à ce que ça s’effondre. Ça révèle une absence de volonté de toucher au cœur du système, d’avoir un vrai projet de réorganisation sociale.

  • En tant qu’ingénieur de formation, que pensez-vous de la “smart city”, ce modèle de ville qui optimise l’environnement à base de capteurs et de données ? Cela nécessite de la 5G, face à laquelle vous soutenez l’idée d’un moratoire…

D’abord, ce ne sont pas les villes qui sont “intelligentes”, ce sont les humains. Il faut remettre du sens dans les thématiques qui sont souvent au service d’autres objectifs que les nôtres. La smart city, c’est un modèle où à chaque problème humain correspond une réponse technologique. La technologie est ­toujours au service d’une inspiration. Si c’est le profit et le consumérisme, à la fin, elle produit ça.

À Grenoble, nous ne sommes pas dans les logiques de smart city. On ne regarde pas la ville comme une usine. La smart city à la grenobloise, c’est se demander comment les humains font réseau, et comment là-dedans on peut utiliser la technologie comme un outil. En matière de réseau d’énergie, ce qui nous importe c’est que les informations soient données au consommateur plutôt qu’à des entreprises qui vont les triturer et finalement les revendre [­Grenoble travaille sur un compteur ­alternatif à Linky].

  • Si je vous dis “croissance verte”…

Je ne m’en suis jamais revendiqué. Je suis agnostique en matière de croissance : ni croissanciste ni décroissant. La croissance du PIB, c’est un agrégat construit à la sortie de la guerre, qui reflétait à l’époque le progrès socio-économique. Ça a marché un temps, avec déjà des conséquences dans les rapports Nord-Sud, la prédation des ressources… Depuis 1974, le PIB a explosé. Sommes-nous plus heureux ? Quel est le taux de mal-logés, de pauvreté ? Et le taux de chômage ? Il a explosé. En pratique, la croissance du PIB est connectée à notre consommation d’énergie, et à la productivité. Ça veut dire qu’on a détruit en France des milliards d’heures de travail pour faire grossir le PIB. Ce qui m’intéresse c’est la baisse de la pollution de l’air, qui fait baisser le PIB. Allons-y !

  • Quand Grenoble se vante d’être la troisième ville la plus attractive de France pour le business, on n’est pas dans la croissance ?

Non, nous regardons d’autres chiffres et il y en a une kyrielle. Notre zone d’emploi a le troisième plus bas taux de chômage des grandes villes de France. Le grand message, après notre élection en 2014, puis en 2020 partout en France, a été : “Attention, si l’écologie arrive au pouvoir, tout va s’effondrer.”

Il y a de la peur car on touche au système. Pendant ce temps, nous allons produire une électricité 100 % verte en 2022, nous avons transformé l’espace public en donnant plus de place aux piétons, transports en commun, vélos… La société est mûre pour changer. La situation est intenable, les inégalités sociales s’accentuent, le changement climatique, la pollution, la prédation des ressources accentuent la destruction du vivant et l’unité sociale, mais on entend : “Ouhlala, si on change de façon trop rapide, ça va s’effondrer.”

À Grenoble, six ans plus tard, tout ne s’est pas effondré. Oui, il y a eu des conflits et des frictions. Mais on a relevé ça collectivement avec, à la fin, une adhésion de la population : on est passé [au premier tour] de 29 % des voix en 2014 à 47 % en 2020. De loin le plus haut score des grandes villes de gauche et écolos.

  • Votre politique de mobilité est saluée, mais comment va-t-on plus loin pour purifier l’air d’une ville qui reste parmi les plus embouteillées du pays ?

Notre plan, c’est : interdiction du diésel en 2025 pour les professionnels. Et en 2030 pour les particuliers. Le thermique, non, pas pour l’instant. En parallèle de cela, on a développé d’autres modes de transport, avec des centres de distribution urbaine qui prennent de plus en plus d’ampleur. Cette mutualisation des livraisons préserve la voirie, limite la congestion, les gaz à effet de serre… Nous avons aussi lancé la première voie de covoiturage sur autoroute en France. Nos schémas de mobilité ne sont pas encore à la hauteur, mais on monte la barre petit à petit. Le risque, ce serait de faire des plans à quinze ans et de dire : finalement on a le temps.

  • Vous visez 100 % d’électricité verte pour les foyers de Grenoble dès 2022. Comment ?

Ce qui est intéressant, c’est qu’ici nous ne sommes pas avec Enedis. Nous avons une entreprise locale de distribution dont nous sommes actionnaire principal. Nous avons dessiné un plan d’investissement il y a trois ans : 120  millions d’euros pour tripler la production d’énergie renouvelable par notre opérateur GEG [Gaz électricité de Grenoble], à base d’éolien, photovoltaïque, hydraulique, biomasse et quelques compléments ; on a une usine de méthanisation et une deuxième qui arrive pour la collecte des déchets alimentaires. Cette capacité d’action locale permet d’être moins sujet aux lobbys.

  • Y a-t-il une place pour l’hydrogène vert ? Et quel regard portez-vous sur le plan français en la matière : 7  milliards d’euros d’ici à 2030 ?

On est précurseurs sur l’hydrogène. On a ici la première boite qui a converti des véhicules à hydrogène, et deux stations à Grenoble. C’est un bon vecteur de stockage d’énergie, l’hydrogène. La question, c’est comment on le produit : à base de nucléaire ou de renouvelables ? C’est important parce que ça n’est pas ­hyperdéfini. On a ici des projets d’utilisation de la “chaleur fatale” des cimenteries pour faire de l’électrolyse, il y a pas mal de choses à faire… Le problème du plan national, ce sont ces acteurs locaux qui me disent : je dois remplir des dossiers de 150 000 pages, justifier de tout ce que je fais… Ma crainte, c’est pas tellement les montants, c’est comment on permet à un secteur de se développer sans ­le ­sur­administrer.

  • Les polémiques sur le Tour de France et le sapin de Noël, qui ont animé le débat médiatique à la rentrée, sont-elles des bourdes de communication de la part de nouveaux élus ou une certaine réalité des ambitions écologistes ? Changer de modèle, c’est aussi renoncer…

C’est l’attaque d’un système à bout de souffle. Tant que les écolos n’étaient pas au pouvoir, il y avait un regard méprisant sur eux : les utopistes, les irréalistes… Maintenant qu’on y est, le discours a basculé. “Ayatollahs”, “khmers verts”, “amish”… On n’est plus des romantiques, donc la confrontation devient plus brutale. Et les attaques sont toujours les mêmes…

  • Il est un thème omniprésent à l’échelle nationale sur lequel vous êtes attaqué localement : la sécurité. Cet été, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a critiqué les moyens mis en place à Grenoble. Comment qualifieriez-vous votre politique sécuritaire ?

Elle est pragmatique et globale. La politique de Darmanin, en fait, est une politique de laxisme. À chaque fois qu’il y a un fait divers quelque part il y va en disant, comme l’un de ses prédécesseurs : “On va nettoyer au Karcher.” En réalité, le quotidien ne change pas ; on a des mots durs pour faire plaisir à certains mais personne n’y croit. Le pragmatisme, c’est quand nous demandons des moyens humains qui ont été enlevés. Et sur la conduite de la politique, nous avons trois piliers : la prévention – éducation, régulation, liens sociaux – ; la répression – on a une des polices municipales les plus importantes de France par habitant, avec un armement adapté : pistolets à impulsion électrique, caméras-piétons, entrainements, formations, cadre de valeurs, doctrine – ; et la solidarité, parce que rien de tout ça ne marche pas si on ne pousse pas l’égalité républicaine.

  • Cette dimension “prévention”, comment la faire entendre quand celle de “fermeté” domine le débat ?

Mais c’est de la flute ! Darmanin parle d’ensauvagement, il reprend les termes de l’extrême droite. C’est l’incarnation d’une politique qui ne cherche pas de résultat. Et à partir de là, ils font de la com. Ça met en scène l’impuissance de l’État. Moi, je crois à un État régalien, au contrat entre l’État et la Nation et entre l’État et ses citoyens. Cette incapacité à garantir la sécurité est un obstacle à notre capacité à faire société.

  • La sécurité pourrait donc être un axe fort chez les Verts ?

Oui. Nous voulons garantir des sécurités. La sécurité physique évidemment, et on n’oublie pas que les violences familiales, celles faites aux femmes, sont un élément majeur de violence, statistiquement. On parle aussi de sécurité alimentaire. Plusieurs millions de personnes mangent avec l’aide alimentaire, et ça s’est encore accentué pendant le confinement.

  • Venons-en à la laïcité. Là-dessus, vous semblez prendre moins position que Yannick Jadot… Est-ce une volonté ? À titre personnel, vous avez dit que l’Évangile était “un moteur spirituel”.

Je suis une sorte de croyant non pratiquant. Pour le reste, on fait partie de la même équipe, et la position des écolos a été souvent affirmée sur la laïcité. Pour moi, elle est claire. L’école est un espace de neutralité religieuse : pas de signe ­ostentatoire religieux. Les fonctionnaires sont aussi en position de neutralité. Et le reste relève de l’espace public, où chacun peut exprimer ses convictions religieuses.

  • En 2019, la présence de femmes en burkini dans une piscine de Grenoble avait créé une polémique, à laquelle on vous avait reproché de réagir tardivement.

Si 24  heures c’est tardif… Les gens sont entrés dans la piscine un dimanche, le dimanche ils étaient verbalisés. Ils sont revenus et ont été exclus deux mois d’accès aux piscines. C’est le règlement. La confusion était totale au gouvernement… tous ont y sont allés de leur chanson sur la laïcité, ce qui n’était pas le propos : on a un règlement intérieur, qui n’est pas basé sur la laïcité, mais sur la sécurité et l’hygiène. J’avais discuté à l’époque avec Jacques ­Toubon, défenseur des droits, et Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité. Les deux ont cette position : la piscine est un espace public où chacun peut exprimer ses convictions religieuses.

  • Une doctrine de défense se construit-elle chez les écolos, souvent taxés d’antimilitarisme ? Sur la présence française au Mali, par exemple, que faire ?

Oui, il y a une réflexion qui avance là-dessus. Moi, je suis en contact avec des militaires par mon rôle de maire. On a ici une troupe de montagne, donc j’ai appris à connaitre ce milieu. Ils ont des “opex” au Mali en permanence. Leur message, c’est que l’intervention au Mali s’est faite à la demande du ­président malien dans un cadre légal, mais qu’aujourd’hui il n’y a pas d’issue militaire. L’issue est diplomatique. Afghanistan, Libye… Il n’y a pas d’exemples d’une opération extérieure d’où on soit revenus en ayant réglé les problèmes. Ça ne remet pas en cause le fait qu’il fallait aller au Mali parce qu’on ne pouvait pas laisser tomber Bamako. Mais les généraux engagés là-bas disent que la solution sera diplomatique, pas militaire. 

  • Et en vue de 2022, où en sont les débats sur l’idée d’une gauche réunie, dont l’écologie serait l’aiguillon ?

Pas l’aiguillon, la colonne vertébrale ! Ce n’est plus notre rôle d’être lanceurs d’alerte. C’est pour ça qu’on est arrivé ici en 2014 et qu’on a dit : “On arrive ici pour gagner.” Idem en 2020 : ceux qui ont gagné sont partis en disant “on gagne”. Puis on construit le projet, l’équipe, la campagne et les structures du pouvoir… Cette volonté de travail collectif, c’est ça que je porte. Je le porte personnellement et collectivement. Je pense que chacun peut avoir sa stratégie.

  • Il y a des sensibilités différentes ?

Oui, et ce n’est pas qu’une question de sensibilité politique, c’est aussi une stratégie. Moi, depuis le départ, je vais d’Olivier Faure à Jean-Luc Mélenchon, donc ça peut surprendre. Aujourd’hui [le 30 septembre] c’était une tribune avec Matthieu Orphelin [ex-LREM], qui était à Grenoble au ­meeting du premier tour. Il y avait là toute la gauche avec Audrey ­Pulvar, mais aussi Guillaume Balas [Génération.s], Clémentine Autain, François Ruffin. Je discute avec tous ces gens et le confinement a créé un espace-temps où il y a eu beaucoup d’échanges, et un désir de faire ensemble.

  • Y compris avec la maire de Paris Anne Hidalgo, dont on évoque parfois le nom pour rassembler à gauche ?

Oui. Je discute au même titre avec les maires. Je suis convaincu que notre espace pour gagner en 2022 va du Parti socialiste à tout ou partie de La France insoumise. Et l’écologie est aujourd’hui la colonne vertébrale politique de cet espace. Dans le rapport aux solidarités, l’ancrage à gauche, le rapport à l’environnement et à une politique qui n’est plus croissanciste, au féminisme, à la subsidiarité, au local-global.

  • Anne Hidalgo coche ces cases ?

La colonne vertébrale, c’est l’écologie politique. Aujourd’hui, on est plutôt dans la phase de construction d’un collectif et le reste, on verra plus tard.

  • Seriez-vous prêt à vous ranger derrière un ou une candidate qui ne serait pas issue de votre parti ?

La question ne se pose pas aujourd’hui.

  • Un peu, quand même ! Mélenchon dit qu’il ira, les écolos aussi… Autant aux municipales, eelv gagne en regardant à sa gauche, autant au niveau national on a l’impression d’une impasse. Comment en sortir ?

En regardant de partout. À Marseille, c’est une écologiste qui est en tête, avec un espace politique qui va du PS à la France insoumise. Ici, même schéma. À Lyon, ils gagnent avec le PS. Le paysage politique, pour moi, est structuré en trois. Une droite conservatrice du repli sur soi. Un espace de droite néolibérale sécuritaire, aujourd’hui occupé par Macron. Et ce que j’appelle un “arc humaniste”, qu’il faut fédérer.

  • Cet arc doit-il être représenté par un écologiste ?

Quand l’écologie politique est la co­lon­ne vertébrale de l’arc, c’est plus facile. 

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