Gilets jaunes : “Le numérique permet de court-circuiter partis et syndicats”

We Demain : Quelles sont selon vous les racines du mouvement Gilets jaunes ?
 
Guy Groux : La société d’hier permettait aux classes moyennes une vision de l’avenir ascendante, pour eux et leurs enfants. Aujourd’hui, ces mêmes classes connaissent l’angoisse du lendemain. Et ceci on le doit principalement à quatre décennies de chômage de masse. À une marginalisation qui se traduit aussi en termes de perte de reconnaissance. Il n’y a qu’à lire le  livre La France périphérique du géographe Christophe Guilluy pour prendre l’ampleur du phénomène.
 
Il y a plusieurs logiques à l’œuvre, comme l’étalement urbain qui a permis aux Français de continuer à se loger de façon abordable en habitant toujours plus loin de leur travail. Mais aujourd’hui, avec l’augmentation du prix du carburant, ce modèle est devenu problématique. Parmi ceux qui en souffrent, on trouve des salariés éloignés de leur travail mais aussi des artisans, des patrons de PME, des indépendants. Autant de professionnels pour qui le véhicule est vital et qui pâtissent structurellement de la hausse du diesel.

Les Gilets jaunes rejettent dans leurs discours les partis et les syndicats. Pourquoi cette défiance ?
 
Il y a une crise de confiance dans ce qu’on appelle les “corps intermédiaires”. On est à moins de 10 % de syndiqués en France, divisés en sept grandes centrales ! Et ces organisations se sont tenues à l’écart du mouvement du 17 novembre notamment par peur de l’infiltration par l’extrême droite. Mais le problème ne vient pas que de la CFDT ou de la CGT. Ce mouvement ne rassemble pas que des salariés mais beaucoup d’indépendants. Que font leurs représentants ? Les syndicats agricoles, la CGPME ou l’UPA ? Pourquoi n’ont ils pas réellement entendu le ras-le-bol  exprimé ?
 
Cette défiance n’est pourtant pas inédite. Le terme “révolte contre les élites” est apparu lors des grandes grèves de 1995. Créé depuis une dizaine d’années par le CEVIPOF, le “Baromètre Confiance ” n’a cessé de le constater. D’ailleurs, l’offre politique s’y est adaptée : la France Insoumise et le Rassemblement National sont tous les deux des partis antisystèmes. Même Emmanuel Macron à sa façon s’est érigé comme une alternative aux partis de gouvernement qu’étaient le PS et l’UMP.

Peut-on y voir le début d’une nouvelle façon de faire de la politique, sans chefs et de façon horizontale ?
 
Oui et non. Il n’y a qu’à penser au Tea Party et à Occupy Wall Street qui, il y a près de dix ans, secouaient déjà l’échiquier politique américain. On pourrait aussi citer Podemos, Syriza ou Nuit Debout. Mais dans la plupart de ces cas, on pouvait constater la présence d’organisations plus ou moins structurées, de militants et d’élus. Et une couleur politique clairement affichée, ce qui n’est pas le cas du mouvement Gilets jaunes qui se revendique non-partisan.
 
Ce qui est nouveau, c’est la révolution numérique et les réseaux sociaux qui permettent de court-circuiter les corps intermédiaires, comme les partis ou les syndicats. En mai 1968, il y avait des forums spontanés où chacun prenait la parole et qui surgissaient un peu partout dans Paris et en France. Mais c’était les syndicats, les organisations étudiantes ou certaines organisations politiques qui tenaient la rue et organisaient les actions et les manifestations.
 
Le risque aujourd’hui, c’est un manque de cohésion. Je ne suis pas sûr qu’un gilet jaune de Fos-sur-Mer ait les mêmes vues, opinions et revendications qu’un autre du bassin lorrain ou d’ailleurs. Certains essaient de rédiger des cahiers de doléances, comme aux grandes heures de la révolution française. Mais sans leaders, il est très difficile pour eux d’avoir un discours cohérent. Et cela prive aussi l’État et les pouvoirs publics d’interlocuteurs.

Quelle sera pour vous la suite de ce mouvement ?
 
Emmanuel Macron se retrouve au plus bas dans les sondages, mais on le sait, en face personne n’en profite. Du point de vue crédibilité, tous les leaders d’opposition se situent à des niveaux très faibles. Aucune femme ou aucun autre homme politique n’est porté par l’opinion. Faute d’alternative, on peut avoir des débordements sur le terrain. Ou plus grave. Aux États-Unis, en Italie ou au Brésil, les mouvements antisystème ont participé à l’élection de dirigeants populistes voire d’extrême droite. En France, ce type d’issue est aujourd’hui peu probable. L’inconnue, c’est quelle réponse apportera l’État à cette colère. Et s’il n’y a pas de réponse, quid ensuite ?

Le dialogue social en France, entre blocages et big bang. Guy Groux. Editions Odile Jacob, octobre 2018.

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