Cet article est extrait du numéro 32 de la revue WE DEMAIN, disponible sur notre boutique en ligne
Avec les marches pour le climat et l’effet Greta Thunberg, ils ont secoué le vieux monde et contribué à faire du dérèglement climatique une urgence planétaire. Convaincus qu’ils n’ont rien à attendre de leurs ainés et des pouvoirs en place, les millenials (jeunes nés autour de l’an 2000) et leurs petits frères et sœurs de la « génération Z » se disent prêts à passer aux actes. Individuellement et collectivement.
Lancée fin mai par Arte (1) et les sociologues du collectif « Quantité critique », l’enquête « Il est temps » dresse le portrait d’une génération qui oscille entre désarroi et rébellion. 200 000 personnes ont répondu, en France, à cette grande enquête internationale qui posait, en huit langues, 133 questions sur l’état du monde et de notre société, avec pour cible privilégiée les jeunes de 16 à 34 ans sensibilisés à la cause écologique. Sociologue membre du collectif Quantité critique et chercheur en sciences politiques à l’université Saint-Louis de Bruxelles, Maxime Gaborit analyse pour WE DEMAIN les réponses des participants français.
67 % un tête à tête entre amis
36 % les nouvelles rencontres
30 % fêter un anniversaire
29 % faire des câlins
18 % les collègues à la machine à café
18 % faire l’amour
Si le lien avec l’autre est primordial, et l’amitié particulièrement valorisée, la relation intime, elle, n’apparait pas ici comme indispensable : la pause café avec les collègues a autant d’importance qu’une relation amoureuse ! Une sexualité souvent conjuguée par les plus jeunes en mode modérato – l’étude confirmant sur ce point de nombreuses enquêtes.
Le regard du sociologue
Le philosophe Baptiste Morizot définit la crise écologique comme une crise de la sensibilité. Une crise qui dit notre incapacité à rentrer en relation avec le vivant, avec les animaux, le végétal, avec tout ce qui nous entoure sans être dans un rapport de domination, de destruction. Un véritable rapport à la sensibilité est au cœur de l’enjeu écologique, qui se matérialise aussi dans les relations humaines. Les jeunes ont besoin de relations sociales. L’écologie peut contribuer à redéployer ce lien vital. Ce relatif désintérêt pour la sexualité est un symptôme de la dégradation assez intense des relations, y compris les plus intimes. En cause : l’individualisme de notre modernité libérale.
68 % faire les magasins
35 % aller au travail, à l’école
34 % assister à des évènements sportifs
37 % aller chez le coiffeur
27 % aller à l’étranger
21 % fréquenter bars et restaurants
Être plus qu’avoir : la jeune garde reprend à son compte la critique de la société de consommation chère (tout comme le rejet des coiffeurs !) à ses ainés de Mai-68. Paradoxe du confinement, le besoin de se relier aux autres se conjugue sans problème avec travail études voire… matchs de foot à distance.
Le regard du sociologue
L’enjeu de la consommation est central. Une consommation alternative où l’on choisit un produit plutôt qu’un autre, où l’on boycotte une marque. S’astreindre à de nouveaux modes de vie et pas seulement les renégocier par une alterconsommation est aussi un moyen pour continuer à mener le combat. Modifier, restreindre sa consommation est alors un activisme à part entière qui transforme l’individu lui-même : cela lui permet de gérer ses angoisses vis-à-vis du réchauffement climatique en se disant qu’il est possible de faire autrement.
54 % disent qu’être heureux sans fonder une famille, c’est possible
68 % déclarent que faire un enfant est un cas de conscience
Les « ginks » (Green inclination : no kids, soit « engagement vert : pas d’enfant ») ont pris le relai du mouvement No Kids des années 1970. Refus de donner naissance à un enfant dans monde « invivable » mais aussi de participer à la surpopulation et surconsommation d’une planète aux ressources naturelles surexploitées : selon une étude parue en 2017 dans la revue scientifique américaine Environmental Research Letters, l’empreinte carbone liée à une naissance est plus importante que celle de rouler en voiture à essence ou de prendre un vol long-courrier…
Le regard du sociologue
Ces chiffres qui remettent en cause la notion d’enfant et le modèle familial démontrent l’urgence absolue que représente le climat pour certains jeunes. Avec des radicaux qui relèvent d’une culture de gauche et les environnementalistes pour lesquels avoir un enfant contribue à la catastrophe annoncée de l’emballement démographique. Le modèle familial traditionnel a en effet souvent été remis en cause, parfois de façon radicale, par l’idéologie de gauche. Il y a aussi une convergence possible entre enjeux écologistes et mouvements féministes, qui réclament le droit d’être une “vraie” femme sans passer par la case maternité. L’enfant étant un enjeu féministe renégocié à l’aune des questions de l’écologie.
62 % se disent heureux sans travailler
Ne pas perdre sa vie à la gagner : plébiscitant le revenu universel, les 18-34 ans font tanguer la traditionnelle valeur travail.
Le regard du sociologue
La cause écologique fait réémerger cette idée que le travail n’est pas la seule source de sociabilisation, la valeur économique pas obligatoirement une priorité et qu’il existe un espace de liberté où s’épanouir hors du travail.
78 % se disent heureux sans voiture et sans avion
Le regard du sociologue
Identifiée comme un problème central et un enjeu majeur, la voiture sera un objet de tensions dans les prochaines années. Aujourd’hui, elle provoque un rejet, mais il faut s’interroger sur les solutions. L’écologie va poser le problème des voitures électriques, du réaménagement du territoire pour se passer des voitures. La suppression de l’avion, plus élitiste, est vécue comme moins problématique : pourquoi ne pas taxer le kérosène, demandaient les gilets jaunes qui protestaient contre la hausse de la taxe sur les carburants ?
57 % se disent heureux sans internet
Difficile à imaginer que cette génération ultra-connectée, parfois victime de nomophobie (angoisse à l’idée d’être privé de son Smartphone) puisse être heureuse sans internet, et pourtant…
Le regard du sociologue
Ce chiffre traduit un nouveau rapport à la technologie et un décalage entre la parole des scientifiques et le progrès technique. Les écologistes croient aux scientifiques (le GIEC est une figure tutélaire), mais pas forcément à la technologie. Avec une vraie méfiance vis-à-vis des bienfaits de celle-ci pour le climat. C’est là que l’écologie reconfigure le plus la tradition de gauche. Pour le marxisme, le progrès c’est le sens, bénéfique, de l’histoire. L’écologie, elle, s’est davantage constituée à travers une critique de la technologie et le retour à une vie plus naturelle, rurale. Cette aspiration à une vitalité retrouvée non polluée par une technologie pervertissante est aujourd’hui devenue majoritaire.
68 % pensent qu’ils pourraient participer à l’avenir à un mouvement de révolte de grande ampleur
21 % pratiquent la désobéissance civile quand ils s’engagent
40 % estiment que désobéir aux lois pour protéger l’environnement est acceptable, et 33 % estiment que c’est nécessaire
24 % pensent que la violence est acceptable pour faire entendre sa voix
Interrogés en 2016 dans l’enquête « Generation What » proposée par une sociologue de Sciences Po, 62 % des Européens âgés de 18 à 34 ans se disaient déjà prêts « à une révolte de grande ampleur ». Quatre ans et une crise sanitaire, économique et sociale plus tard, cette génération qui se vit parfois comme « sacrifiée » a le sentiment qu’elle n’a plus grand-chose à perdre. D’où un risque accru de passage à l’acte.
Le regard du sociologue
Privilégier des modes d’action plus directs et pas seulement la contre-expertise pour changer rapidement la politique : ces chiffres révèlent un sentiment d’urgence. Plus ce dernier s’accroit, plus on risque d’aller vers une réaction frontale. Pour ces jeunes, l’obéissance n’est plus une valeur commune. Ce n’est plus la loi qui distingue une action légitime ou illégitime. Dans les années 1980, le mouvement écologiste s’est institutionnalisé. Depuis quelques années, désobéissance civile et action radicale se développent, avec comme objectif l’instauration d’un rapport de force. Une réaction qui s’explique en partie par le constat d’échec des négociations internationales et le fait que les scientifiques soient passés de la contre-expertise à l’appel à l’action.
92 % pensent que pour sauver le climat, il faut des mesures radicales
86 % pensent que le gouvernement doit imposer des pratiques écologiques
J’accepte pour la planète qu’on interdise…
43 % les voitures en ville
43 % les fruits et légumes hors saison
41 % les vols intérieurs courts
31 % les gourmandises à base d’huile de palme
26 % les croisières
14 % les fast-foods
3 % les vidéos en streaming
Faut-il une dictature verte ?
28 % oui
En septembre, les mots de maires écologistes, à Lyon sur le tour de France, à Bordeaux sur le sapin de Noël, ont entrainé de violentes réactions contre une « écologie radicale » perpétrée par des « ayatollahs verts ». Les jeunes écolos vont bien plus loin, allant jusqu’à préconiser pour certains l’instauration d’une dictature verte. Et en attendant, certains sont prêts à se priver de Nutella et de cheeseburgers !
Le regard du sociologue
Depuis les années 1980, le mode de régulation néolibéral a privilégié l’incitation, en rejetant le fait d’interdire : une réappropriation capitaliste du discours soixante-huitard ! Interdiction et dictature verte sont ici associées alors qu’on parle de deux choses très différentes. Il y a la dictature à travers la décision de l’un contre l’avis de tous. Et, à l’instar de la Convention citoyenne, une démocratie délibérative, participative, qui préconise la possibilité d’interdire certaines pratiques jugées néfastes.
(1) ARTE, NHK World, Upian, YAMI 2,
On est prêt, Basis Berlin
time-to-question.com/fr
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