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“La Charte de l’énergie est un traité écocide dont la France doit se désengager”

Ratifiée en 1999 par la France, la Charte de l’énergie est un accord multilatéral qui remonte à 1994. Alors que l’URSS disparaît, l’Europe décide de signer un traité permettant aux investisseurs étrangers du secteur de l’énergie de réclamer des compensations en cas de changements soudain de législation qui auraient un impact négatif sur leur activité et leurs bénéfices. À l’époque, le but était de s’assurer que les pays européens pourraient s’approvisionner sans difficulté en énergies fossiles auprès des nouvelles Républiques issues du bloc soviétique. Et de s’assurer que la Russie ne poserait pas de problème.

Au fil des ans, le traité de la Charte de l’énergie a été ratifié par un nombre grandissant de pays. À date, on compte 53 pays, dont tous les pays d’Europe, à l’exception notable de l’Italie qui s’est désengagée en 2015. Mais aujourd’hui, le principe de cette Charte est dévoyé pour protéger… les investissements privés, que ce soit dans l’énergie fossile comme renouvelable. L’experte Yamina Saheb, une des autrices du dernier volet du 6e rapport du GIEC mais aussi spécialiste des politiques énergétiques, nous explique pourquoi la France – et les autres pays d’Europe – devraient dénoncer cette Charte plutôt que de la prolonger. Un vote doit en effet avoir lieu le 24 juin prochain.

WE DEMAIN : En quoi la Charte de l’énergie est-elle un traité problématique ?

Yamina Saheb est une des autrices du dernier rapport du GIEC. Elle a contribué au volet 3 dédié aux solutions. Photo : DR.

Yamina Saheb : Si cette Charte de l’énergie pouvait se justifier dans les années 90, elle est devenue une aberration aujourd’hui. Au fil des ans, son objectif premier a été détourné par des entreprises privées pour protéger leurs activités en termes d’énergies – fossiles ou renouvelables – afin de protéger leur business, même s’il va à l’encontre des intérêts de tous. Ce traité protège aussi les aides financières que reçoivent ces sociétés privées. Si, pour une raison ou une autre, un pays décide de cesser de soutenir financièrement le développement d’un secteur énergétique, une société peut attaquer le gouvernement. Cela passe par un tribunal d’arbitrage privé où l’entreprise peut réclamer la prolongation de ces aides ou des compensations colossales – parfois plusieurs milliards d’euros. Il suffit, pour obtenir gain de cause, de démontrer que ce changement de politique énergétique a un impact négatif sur les profits futurs des investissements réalisés.

Avez-vous des exemples précis ?

Les premiers cas d’arbitrage privé, ce sont des entreprises d’Europe de l’ouest qui ont attaqué des gouvernements de l’Est. Par exemple, au début des années 2000, EDF a attaqué la Hongrie qui voulait mettre en place un tarif régulé de l’électricité pour lutter contre la précarité énergétique. On comprend donc qu’en étant signataires de ce traité, les gouvernements perdent la souveraineté de leur politique énergétique. C’est tout le problème.

Puis, à partir de 2012-2013, on a commencé à voir des cas d’arbitrage liés aux énergies renouvelables. Avant la crise de 2008-2009, tous les pays de l’Union européenne ont mis en place des politiques incitatives pour augmenter la part des renouvelables. L’Espagne, le Portugal et l’Italie ont particulièrement attiré les investissements en raison de leur ensoleillement. Ces pays ont mis en place des aides. Quand la crise est arrivée, ils ont été frappés durement et ont mis fin aux aides, ou les ont amoindries, pour faire des économies. Ils ont été immédiatement attaqués par des sociétés du secteur de l’énergie qui arguaient que cela mettait en danger leur activité.

Plus d’un tiers de ces cas visaient l’Espagne car le pays avait ajusté ses aides pour le renouvelable. Ces sociétés ont demandé plusieurs milliards d’euros de compensation. Au terme de plusieurs années de procès, et avec l’aide d’avocats d’affaires bien rodés à extorquer l’argent public, elles ont obtenu gain de cause. L’Espagne a dû payer pour régler le litige. Le Portugal, lui, a négocié avec ces avocats. Ils ont offert aux investisseurs une prolongation du tarif de rachat de l’électricité renouvelable très bas. Ce qui fait que la politique des renouvelables au Portugal est la plus chère au monde ! D’une manière ou d’une autre, le contribuable paye un prix incroyable à des investisseurs sans scrupule.

Il y a pourtant eu une modernisation du traité en 2019…

Après la sortie de la Russie de la Charte de l’énergie, les États membres ont décidé de revoir le texte. Et ont envisagé de le rendre compatible avec l’Accord de Paris, c’est-à-dire de ne plus faire entrer dans le scope de ce traité les énergies fossiles. Il fallait supprimer la protection des investissements dans les énergies fossiles. Mais certains pays signataires étaient producteurs ou expertateurs d’énergies fossiles, comme l’Ukraine par exemple. Ce pays se sont donc opposés à cette évolution. Résultat : ce fut un échec lors du dernier round des négociations.

La seule chose qui a été proposée, c’est de ne plus protéger les nouveaux investissements dans les énergies fossiles. Ceux existants, en revanche, seront protégés jusqu’en 2040 ! Mais, nous, c’est maintenant qu’il faut qu’on décarbone… C’est pour cela que je dis que la Charte de l’énergie est un traité écocide que la France doit quitter.

L’Italie est parvenue à se désengager…

Depuis 2016, l’Italie ne fait plus partie de la Charte de l’énergie. Mais quand on se retire de ce traité, cela déclenche la clause de survie. Pendant 20 ans, tous les investissements qui ont été réalisés dans le pays avant la dénonciation du traité vont continuer à bénéficier de cette protection. Quand elle a fait cela, l’Italie a été attaquée par une compagnie basée en Angleterre parce que, dans le sud de la Botte, les citoyens ont fait une action en justice contre leur gouvernement pour arrêter l’exploration du pétrole. Le gouvernement italien a dû abdiquer sur décision de justice. Ce même gouvernement a ensuite été attaqué par la compagnie pétrolière britannique parce que cela mettait fin à leur licence d’exploration !

La France a, elle aussi, dû faire marche arrière sur certains points en raison de cette Charte de l’énergie ?

Quand il y avait le projet de loi Hulot, qui visait à mettre fin de l’exploration et à l’exploitation des hydrocarbures, une société canadienne – Vermilion –, qui possède une licence d’exploration de 99 ans, a menacé d’attaquer et réussi à obtenir gain de cause en envoyant au Conseil d’État un courrier affirmant que le projet allait “violer les engagements internationaux de la France en tant que membre du traité sur la Charte de l’énergie de 1994”.

Le projet de loi a été vidé de sa substance et Vermilion poursuit aujourd’hui sont activité. C’est même le premier producteur de pétrole en France. Le plus beau dans cette histoire, c’est que le Canada n’est pas signataire de la Charte. Mais il suffit à une société d’avoir une domiciliation quelconque dans l’Union européenne, des bureaux ou une boîte postale par exemple, pour pouvoir porter son cas devant l’arbitrage privé !

L’Allemagne aussi a eu affaire à ce genre d’arbitrage privé ?

Absolument, c’est même un cas emblématique. L’Allemagne a été attaqué deux fois par une compagnie suédoise, Vattenfal. Celle-ci se dit verte mais c’est en fait la deuxième compagnie au monde qui fournit de l’énergie fossile. Elle a attaqué le pays une première fois car elle exploite du côté de Hambourg une centrale à charbon. Cette structure est vieillissante et n’est plus aux normes européennes environnementales.

La ville de Hambourg a donc voulu fermer l’usine. Immédiatement, Vattenfal – qui se revendique pourtant très soucieux de l’environnement en développement l’énergie renouvelable – a fait appel à l’arbitrage privé dans le cadre de la Charte de l’énergie. Résultat : le groupe a obtenu gain de cause. Une seconde fois, cette même compagnie a attaqué l’Allemagne quand il a été question de sortir de l’énergie nucléaire. Et il y a un an ou deux, l’Allemagne a négocié avec les exploitants du charbon et accepté de leur verser 4 milliards d’euros pour la compensation des fermetures d’usines…

En quoi la date du 24 juin est si cruciale ?

C’est à cette date que l’Union européenne se réunira pour se mettre d’accord sur le nouveau traité. C’est donc le moment ou jamais de faire bouger les choses. La France a été le premier pays, en 2020, à considérer sérieusement l’option du retrait. Que ce soit au niveau individuel, comme au nom collectif de l’Union européenne (UE). D’autres pays ont fait de même depuis : l’Espagne, la Pologne, la Grèce, les Pays-Bas, l’Irlande, le Portugal, la Lettonie… Mais ce n’est pas suffisant. Il faut que l’Union européenne en bloc dénonce ce traité et qu’on se mette d’accord entre les pays de l’UE pour annuler cette clause des 20 ans. C’est la seule solution. Sans cela, l’Union européenne va prolonger jusqu’en 2040 la protection des investissements étrangers dans les énergies fossiles. Ce serait terrible.

Avez-vous l’espoir que l’UE sorte de ce traité ?

À l’heure actuelle, cela ne se profile pas comme ça et je crains vraiment une prolongation jusqu’en 2040 de la protection des investissements étrangers dans les énergies fossiles, en particulier le gaz. Si l’Union européenne ne se désengage pas collectivement et à titre individuel pour chaque pays, alors le seul recours qui nous restera, ce sera une action en justice à la Cour européenne des droits de l’homme. Seule celle-ci pourrait imposer un retrait collectif des pays de l’UE de ce traité climaticide. Mais cela prendra des années. Et nous n’avons pas le temps. La décarbonation, c’est maintenant.

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