Partager la publication "La sobriété, le mot-clé pour décarboner le vivant"
Nos économies occidentales ont conduit à prendre à la Terre plus qu’on ne lui rend, et bien plus qu’elle n’est en mesure de nous offrir. Chaque année, nous dépassons toujours plus précocement les limites planétaires, ces ressources naturelles dont nous avons besoin mais que nous utilisons en trop grosse quantité. Nous détruisons la nature en oubliant que nous en faisons partis. Et bien que le mot “sobriété“ ait le vent en poupe aussi bien dans les discours politiques que dans les communiqués des grands groupes, il reste plus un idéal lointain qu’une réalité.
À l’occasion du festival Agir pour le vivant, organisé par les éditions Actes Sud à Arles du 22 au 28 août, divers acteurs de premier plan dans leur domaine ont proposé des pistes de réflexion afin de parvenir, ensemble, à trouver des moyens pour décarbonner le vivant, sortir des énergies fossiles et repenser notre façon de consommer.
Au-delà de l’efficacité, la sobriété
Un premier point semble essentiel : la sémantique. La sobriété est encore trop confondue avec l’efficacité, estime Philippe Bihouix, ingénieur et auteur spécialisé sur les questions environnementales. Pour imager ses propos, il prend l’exemple de la rénovation thermique des logements, une mesure largement mise en avant par le gouvernement. En isolant une maison grâce à des dispositifs techniques, les températures à l’intérieur seront mieux adaptées aux saisons. Les occupants économiseront ainsi de l’énergie. Pour l’ingénieur, dans ce cas, il ne s’agit pas de sobriété mais bien d’efficacité. “Il y a confusion : la sobriété requiert d’économiser à la source, avant même d’en avoir besoin.“
Le secteur du bâtiment, l’un des plus émetteurs en CO2, est directement concerné par l’idée d’économie à la source. S’il faut effectivement repenser les matériaux utilisés, Philippe Bihouix prévient qu’on “ne pourra pas tout reconstruire en bois, on va devoir construire moins“. En France, chaque année, le stock de logements augmente d’environ 350 000. Pour l’ingénieur, “il suffit de regarder les chiffres pour voir que l’on vit dans un monde de dingue“. Pendant que le stock global croît de 350 000 logements, 50 000 logements sont “produits“ alors qu’ils resteront vacants, et 50 000 logements deviendront des résidences secondaires ou de tourisme. Les 250 000 restants correspondent quant à eux à une augmentation de la population d’à peu près 150 000 à 180 000 personnes. “Pour résumer, quand on a un habitant de plus, on doit mettre deux logements en chantier. Cette machine doit être remise en cause.“
Le besoin d’exemplarité
La sobriété, un terme en vogue notamment au gouvernement, ne doit pas être uniquement corrélée à la conjoncture diplomatique actuelle et à l’explosion des prix de l’énergie. “Les aspects conjoncturels viennent forcer cet appel à la sobriété mais un certain nombre d’aspects systémiques laissent penser que cette sobriété devrait perdurer“, espère Philippe Bihouix. Et quant à la “sobriété des petits gestes“ – limiter le nombre d’envois de mail, éteindre les lumières, couper l’eau… – elle ne suffira pas. Il y a un devoir d’exemplarité évident mais la sobriété nécessaire pour parvenir à une transition énergétique doit être systémique. La mobilité, la construction, l’agriculture et le numérique, qui comptent parmi les secteurs les plus pollueurs, doivent être réorganisés et ce, notamment par la puissance publique.
Ainsi, électrifier le parc de voitures permet de tendre vers la sobriété, mais il faut structurer et encadrer ce secteur. Si l’objectif est de construire des voitures de taille démesurée, la sobriété ne sera pas tenue. Pour Philippe Bihouix, il faudra notamment réduire le poids des voitures et leur autonomie dans un souci de sobriété. Dans le cas contraire, les besoins en batteries ne permettront pas d’atteindre la sobriété énergétique, voire inversent complètement la tendance.
Cette exemplarité fait également partie du rôle de l’État et des institutions. Dans un premier temps, la planification est essentielle pour donner de la visibilité. Les institutions décisionnelles disposent de divers outils, comme le levier normatif réglementaire, pour encadrer la transition. L’autre levier est celui du pouvoir prescriptif et fiscal, qui peut favoriser certains cahiers des charges et faire fléchir les entreprises pour qu’elles s’investissent dans cette transition. Le changement ne peut pas venir uniquement des citoyens à travers de petits gestes. La tendance doit se dessiner chez les décideurs et les gros pollueurs. “Il va falloir que les élites soient exemplaires, soutient Philippe Bihouix. Pour réussir cette transition, l’engagement doit être partagé de tous, à commencer par les élites, dans tous les sens du terme.“
L’espoir du progrès salvateur
Les nouveaux projets gaziers et pétroliers sont incompatibles avec les scénarios de transition pour limiter le réchauffement à 1,5°C, prévient Lucie Pinson, à la tête de l’ONG Reclaim Finance, qui milite pour le désinvestissement des entreprises dans les énergies fossiles. “Les seuls cas où ces projets le permettent, c’est lorsqu’on regarde les scénarios qui repoussent l’action à bien plus tard et qui misent sur le développement massif de technologies de capture et de stockage de CO2.“ Or, pour l’heure, ces technologies n’existent pas, ou du moins qu’à l’échelle expérimentale. Pour la militante, il ne faut pas “jouer avec la magie des chiffres“ et laisser penser qu’une technologie salvatrice permettra demain de réparer nos erreurs d’hier et d’aujourd’hui.
Néanmoins d’autres pistes offrent de l’espoir dans la possibilité de parvenir à une transition. Tarik Chekchak, ingénieur écologue et directeur du Pôle Biomimétisme de l’Institut des Futurs souhaitables, propose de s’inspirer du vivant. Objectif : “regarder le non-humain pour profiter de 3,8 milliards d’années d’essais-erreurs de l’évolution“ afin de répondre aux grands enjeux de l’époque. Pour l’expert, il existe plusieurs façons de s’inspirer du vivant. “On peut observer les résultats de l’évolution au niveau des formes, comme celles d’un coquillage ou d’un arbre, pour essayer de comprendre en quoi cette forme est une réponse. Cela peut inspirer des designs en architecture ou en urbanisme. L’autre façon est de comprendre les processus de fonctionnement du vivant, comme les bancs de poissons ou bien l’intelligence collective d’un vol d’étourneaux. Et enfin, il faut essayer de comprendre le cahier des charges qui semble émerger.“
L’ingénieur explique que l’évolution a opéré un tri entre les espèces en fonction de leurs dépenses en énergies et en matières. “Par un partage intelligent de l’information, il y a finalement un processus d’optimisation et de sobriété efficace. De ce point de vue-là, n’a-t-on pas des choses extrêmement importantes à apprendre du non-humain pour resynchroniser l’humanité dans la toile de la vie ?“, conclut Tarik Chekchak.