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Le mirage des entreprises “carbone négatives”

– Moi, quand je serai grande, je serai neutre en carbone !
– Eh ben, moi, je ferai encore plus fort. Je serai carbone négatif…

À entendre la communication de plus en plus d’entreprises, c’est à celle qui sera le plus grand sauveur du climat. Déjà, depuis les accords de Paris en 2015, exhortant la planète à atteindre la neutralité carbone en 2050, de nombreux grands groupes, de Shell à Amazon, en passant par Total ou Danone, ont pris des engagements dans ce sens : stocker autant de CO2 qu’elles n’en émettent. En 2020, 45 % des sociétés cotées au C.A.C. 40 avaient fait cette promesse 1. Idem pour celles cotées au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Espagne.

Mais certaines entreprises affichent aujourd’hui un objectif encore plus ambitieux. La neutralité carbone, c’est has been ! En janvier 2020, Microsoft a promis un bilan carbone « négatif » d’ici à 2030. La même année, l’entreprise américaine Interface lançait des dalles de moquette « à empreinte carbone négative ». Le brasseur écossais BrewDog, lui, nous assure être déjà carbone négatif depuis août 2020.

Comment une entreprise peut-elle atteindre un bilan carbone en dessous de zéro ? Et ces démarches mènent-elles vraiment la planète sur la voie de la rédemption climatique ? Voyons voir…

Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°35, paru en août 2021. un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.

De quelles émissions de CO2 parle-t-on ?

Pour afficher des bilans négatifs, pas besoin d’être mathématicien de génie. Ces sociétés font une soustraction : le carbone émis moins celui compensé. Mais cette opération toute simple peut refléter des réalités variées. Pour les comprendre, il faut distinguer les trois catégories d’émissions de CO2.

La catégorie 1 représente les émissions liées à la combustion directe d’énergies fossiles (pour la fabrication d’un produit ou pour ses véhicules, par exemple).

La deuxième catégorie regroupe les émissions liées à la production d’électricité, de chaleur ou de vapeur nécessaire à la production.

La catégorie 3, souvent la plus importante, englobe les émissions indirectes en aval (extraction de matières premières, stockage, fret, déplacements de personnes, achats divers…) et en amont (déplacements des clients, utilisation des produits ou services, la fin de vie de ces produits…).

Chez Microsoft, réduction et compensation

Les promesses de Microsoft sont claires. Primo, la multinationale compte réduire ses émissions, qui s’élevaient en 2020 à près de 11 millions de tonnes de CO2 (l’équivalent des émissions du Panama pour 2018). Elle ramènera, assure-t-elle, à près de zéro ses émissions de catégorie 1 et 2 d’ici à 2025. Comment ? En se branchant sur une énergie issue de sources renouvelables pour ses centres de données et ses campus et en achetant des véhicules électriques. Microsoft compte aussi réduire de moitié ses émissions de catégorie 3 d’ici à 2030 (qui pèsent pour 99 % du total), en encourageant ses fournisseurs à la sobriété carbone.

Comme tout cela ne suffit pas à devenir négatif, l’entreprise fondée par Bill Gates va compenser. Et ce, en investissant dans l’ensemble des techniques déjà pratiquées à ce jour : la plantation d’arbres, la séquestration de carbone dans le sol (grâce aux prairies ou aux tourbières), auxquelles s’ajoutent celles qui méritent encore de faire leurs preuves, la bioénergie associée au captage et stockage de carbone (BECCS : plantation de végétaux brûlés ensuite pour produire de l’électricité dans des centrales où l’on capte le carbone) et la capture atmosphérique directe (CAD). Un vrai catalogue des bonnes actions climatique.

À lire aussi : Capter le CO2 dans l’air : solution au réchauffement ?

L’exemple du brasseur BrewDog : achat de crédits carbone

Chez BrewDog, la stratégie est du même ordre : réduction, compensation. Ce brasseur, fondé en 2007, compte près de 2 000 employés et gère une centaine de bars à Tokyo (Japon),
Brisbane (Australie), Berlin (Allemagne). Pour devenir carbone négatif en 2020, BrewDog a utilisé des énergies renouvelables dans ses brasseries, capturé le CO2 produit pendant la fermentation de la bière, acheté des véhicules électriques… Ses émissions, d’un total de 74 652 tonnes
en 2020, ont baissé de 34 % par rapport à 2019 pourles catégories 1 et 2, et de 15 % pour la catégorie 3 (alors même que son chiffre d’affaires a augmenté de 38 %, témoignant d’une activité en expansion).

L’entreprise écossaise a compensé ce CO2 en achetant des crédits carbone. Il s’agit du système créé par le protocole de Kyoto en 1995, qui permet à des entreprises émettrices d’acheter des « crédits » auprès d’autres entreprises qui évitent les émissions. Comme un barrage hydroélectrique ou une plantation d’arbres.

À lire aussi : Planter des arbres, oui, mais après ?

L’exemple d’Interface, captage de carbone

Quant à Interface, qui vend 49 millions de mètres carrés de dalles de moquette pour des bureaux ou des salons professionnels par an dans 110 pays, il a émis près de 500 000 tonnes en 2020, dont 97 % dans la catégorie 3. Il affiche une réduction de 21 % en 2020 par rapport à 2019 (partiellement expliquée par une baisse du chiffre d’affaires de 17 %). Interface s’engage sur son site à « transformer [l’]entreprise de manière à inverser la courbe du réchauffement climatique ». Rien de moins !

La société a lancé en 2020 « la première collection de dalles de moquette à bilan carbone négatif », baptisée CQuestt. Par quel prodige ce produit peut-il « stocker le carbone » ? Il est doté, nous dit-on toujours sur le site, d’une « sous-couche qui fait du bien à la planète ». Laëtitia Boucher, responsable développement durable d’Interface pour l’Europe, explique : « On utilise des résines ou des huiles végétales. Le carbone capté par les végétaux pendant leur croissance est emprisonné dans les dalles de moquette au lieu d’être libéré dans l’atmosphère à la mort du végétal. »

Une précision importante : la négativité carbone des dalles CQuest est calculée « cradle to gate », soit depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la sortie d’usine. Elle ne prend donc pas en compte l’usage ni la fin de vie des dalles. Or, la durée de vie moyenne de ces moquettes est de sept ans, selon Interface. Et, un rapport publié en 2017 (Moquette : la planète au bout du rouleau, par Zero Waste France et Changing Market), dont Laëtitia Boucher ne dément pas les chiffres, affirme que seules 1,5 % des moquettes vendues en Europe par Interface sont recyclées (par l’entreprise elle-même) pour faire de nouvelles dalles. Le reste est incinéré ou enfoui. Le carbone emprisonné dans les CQuest va donc repartir dans l’atmosphère au bout de quelques années à peine… Pas de quoi inverser la courbe.

Pas assez de puits carbone

Alors verdict ? Impossible de nier les efforts de ces trois entreprises pour réduire leurs émissions. Mais leurs promesses ne tiennent pas la route. « La soustraction “carbone émis” – ”carbone compensé” n’est utile qu’à l’échelle de la planète, explique César Dugast, ingénieur consultant chez Carbone 4, cabinet spécialisé sur le changement climatique. Au niveau d’une entreprise, elle n’a aucun sens et encore moins au niveau d’un produit isolé. Ce qui compte surtout, ce sont les efforts faits par une organisation pour réduire son impact climatique.”

Et de poursuivre : “Car imaginons que toutes les entreprises du monde soient neutres en carbone ou négatives parce qu’elles auraient compensé leurs émissions. Eh bien, avec les modes de production actuelles, ce serait impossible : pas assez de puits carbone pour tout absorber. On émet aujourd’hui environ 35 milliards de tonnes de CO2 par an sur terre? Et on peut au maximum en absorber 4 milliards.Il n’y a pas assez de forêts, de sols pour faire plus… Sans compter que les solutions du type BECCS ou capture atmosphérique revendiquée par Microsoft ne sont pas encore au point.

Carbone 4, comme l’Ademe (agence de la transition écologique), dans un avis publié en mars 2021 (« La neutralité carbone »), déconseille même aux entreprises de se déclarer neutres (et a fortiori négatives). Elle les invite à afficher distinctement les deux chiffres. Celui de leurs rejets de carbone d’un côté, celui des compensations de l’autre. On pourrait ainsi juger sans confusion aucune si leurs efforts de réduction sont à la hauteur. « Car équilibrer les émissions à l’échelle de la planète, conclut César Dugast, nécessite que nous changions radicalement nos modes de vie et que les entreprises révisent leurs modèles économiques, en profondeur. » 

(1) Selon le dernier rapport EcoAct sur la performance en matière de reporting climat des entreprises.

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