Le smartphone, révélateur de civilisation

C’est un basculement révélateur. Pour la première fois, les Français ont passé en moyenne en 2015 plus de temps devant leur smartphone que devant la télévision ; c’est ce que révèle une étude internationale réalisée par Flurry Analytics. L’outil emblématique de la société numérique n’est donc plus le téléviseur, ni même l’ordinateur de bureau (fixe), mais ce petit objet magique que l’on glisse dans sa poche ou son sac.

Et qui se distingue du simple téléphone portable permettant seulement de… téléphoner. Plus de 70 % des Français en possèdent un aujourd’hui (et 53 % une tablette numérique, dont les usages sont comparables lorsqu’elles sont équipées d’une carte SIM). Ils sont ainsi 34 % à accéder quotidiennement à la fois à un smartphone, un ordinateur et une tablette. 

L’organe peut-il créer la fonction ?

On pense depuis Darwin que “la fonction crée l’organe”, même si certains experts rejettent cette affirmation (au prétexte, discutable, qu’il n’y aurait pas d’organe sans fonction). Le smartphone tend à montrer en tout cas que l’organe peut créer la fonction.

Le terme doit d’ailleurs être mis au pluriel ; les fonctions correspondent ici aux multiples “applications” (terme consacré) disponibles par défaut sur les appareils, auxquelles s’ajoutent toutes celles que l’on peut télécharger.

L’organe a ainsi fait naître des millions de fonctions, proposées (gratuitement ou non) dans les écosystèmes d’Apple, Samsung et des autres fabricants. Et développées par des petits génies de l’informatique qui espèrent ainsi faire parler d’eux et faire fortune.

Des usages diversifiés

Ces fonctions créent des usages, qui se sont considérablement diversifiés au fil des années. Le smartphone permet ainsi de prendre des  photos et de les regarder, de visionner des vidéos ou suivre des émissions de télévision, d’écouter de la musique ou la radio, d’échanger des courriels ou des textos, de naviguer sur Internet, de s’informer, d’acheter à distance, de travailler, de constituer une bibliothèque virtuelle, d’être présent sur les réseaux sociaux, de jouer à une multitude de jeux, de disposer d’outils pratiques (calculatrice, GPS, boussole, lampe torche, détecteur de métaux…). Sans oublier la possibilité d’appeler un correspondant ou de recevoir des appels, une fonction initiale de l’appareil devenue presque marginale !

Mobilité croissante

L’organe a ainsi créé de très nombreuses fonctions et entraîné de non moins nombreux usages. Ce faisant, il occupe une partie croissante du temps des utilisateurs. 38 % des Français consultent leur smartphone entre 10 et 25 fois par jour (étude Deloitte, 2016). Pour la moitié des 18-24 ans, la fréquence atteint 50 fois. Et la proportion de ceux que l’on considère comme de véritables “accros” (plus de 60 fois par jour) s’est accrue de 59 % entre 2014 et 2015. 

Cette priorité accordée aujourd’hui au smartphone dans les modes de vie est l‘illustration la plus spectaculaire qui soit des tendances lourdes de la société. L’omniprésence de l’objet “nomade” rend d’abord compte de la mobilité croissante des individus. Elle témoigne de leur souhait d’être connecté au monde n’importe où et n’importe quand. Ou de l’obligation implicite qui leur en est faite, car beaucoup n’ont plus vraiment le choix, sous peine de se marginaliser. D’où le luxe aujourd’hui de pouvoir se déconnecter, se “désintoxiquer”.

Peur de l’ennui et du vide existentiel

L’addiction à l’outil révèle aussi la volonté d’optimiser la gestion de son temps, dans le but de le remplir avec des “temps forts”, ceux que l’on choisit car ils apportent du plaisir et semblent trop courts, plutôt que de subir des “temps morts”, qui paraissent bien trop longs.

Mais la principale tendance mise en exergue par l’usage permanent du smartphone est probablement la peur de l’ennui et du vide existentiel qu’il peut provoquer. C’est pour ne pas se sentir seul que l’on cherche à entretenir ses réseaux de relation.

C’est pour se donner le sentiment d’exister que l’on se dote d’un appareil qui permet d’être contacté partout et à tout moment, et d’être relié aux autres. Comme s’il s’agissait d’une réponse, laïque, au besoin de religiosité (qui signifie, étymologiquement, le besoin d’être relié).

Ne pas se retrouver face à soi-même

On peut voir dans le smartphone un formidable outil de progrès. Il offre en effet la possibilité à ses utilisateurs de s’informer en “temps réel” (même s’il est virtuel), d‘accéder à la mémoire du monde, de suivre ses mouvements et échanger avec ses nombreux amis. On peut y voir une belle promesse d’amélioration de l’interaction entre les êtres humains, et nourrir l’espoir que chacun sera ainsi plus empathique, bienveillant, tolérant à l’égard des autres, car il les connaîtra mieux en sortant des murs de son environnement “réel”.

Mais on peut trouver aussi dans cet outil le moyen de se réfugier dans une (ou plusieurs) communauté(s) choisie(s), isolée(s) des autres, ou même destinée(s) de s’en abriter, voire de les critiquer ou de leur nuire. Sans parler bien sûr des inconvénients et des risques liés au “pistage” permanent des utilisateurs et au piratage de leurs données personnelles.

On peut également craindre que le trop plein de relations avec le monde extérieur n’aboutisse à l’impossibilité d’être vraiment soi-même. La mode du selfie ne doit en effet pas nous tromper. La motivation générale de l’utilisateur connecté du XXIe siècle est bien davantage de ne pas se retrouver face à lui-même que de se placer au centre de tout.

De l’individu aidé à l’individu augmenté

Comme toujours, les usages de la technologie sont ambivalents. C’est à ses utilisateurs (tant que c’est pratiquement et légalement possible) de décider de ce qu’ils font de leur vie. De trouver l’équilibre qui leur convient entre le “tout-numérique” et ce qu’on a baptisé la “nomophobie”, peur d’être séparé de son smartphone (un néologisme d’ailleurs maladroit et ambigu car la racine grecque apparente, nomos, signifie “loi” ; or,  il ne s’agit pas ici d’une allergie aux lois mais d’une dépendance à un appareil).

L’addiction aux écrans de toute sorte n’est en tout cas pas près de se terminer. Elle connaîtra seulement une nouvelle étape lorsqu’ils seront remplacés par des images holographiques sans support, ou directement “imprimées” dans le cerveau. Le smartphone ne sera plus alors une “prothèse” démontable et débrayable par ceux qui le souhaitent, mais un élément constitutif de “l’individu augmenté”, tel qu’il est proposé par les transhumanistes. On devrait s’interroger sur le rapport bénéfices/risques de cette possible (ou probable) révolution.

Gérard Mermet.
 

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