Les Démocrates ont perdu, la démocratie a-t-elle gagné ?

Mardi soir, la très grande majorité des Français se sont endormis avec la (confortable) conviction qu’Hillary Clinton serait élue. Et que tout redeviendrait “comme avant” après cette campagne incroyable, inédite, inquiétante et souvent déshonorante pour l’Amérique. Leur confiance dans la “sagesse” du peuple américain était largement confortée par la tonalité générale des médias, presque ininterrompue.

Ils se sont réveillés hagards, sidérés, incrédules, inquiets. Comme les habitants d’autres régions du monde, y compris ceux qui ne dormaient pas encore à l’heure où le basculement a été envisagé, puis annoncé, ils ont pris conscience du “désastre”. Pour la plupart de ceux qui l’observaient, de près ou de loin, le “rêve américain” (qui était aussi un peu le leur, au moins ici en Europe), s’est transformé en cauchemar.

Le temps de comprendre

L’extraordinaire s’est donc produit à l’issue de cette élection. Mais rien n’avait été ordinaire tout au long de cette campagne, au cours de laquelle Trump a fait le show permanent, comme dans une émission de télé-réalité ou plutôt de trash TV (télépoubelle). Il a énoncé des incongruités, prononcé des contre-vérités, proféré des menaces, éructé des injures. Et évité ainsi de décrire un véritable “programme”, se contentant de promettre le “retour d’une Amérique forte”.

Pourtant, des femmes insultées ont voté pour lui. Des immigrés humiliés ont voté pour lui. Des latinos offensés ont voté pour lui. Il ne faudrait pas maintenant les abaisser davantage en les traitant d’irresponsables ou d’imbéciles. Il s’agit de comprendre, a posteriori (ce qui est toujours un peu plus facile), pourquoi ils l’ont fait. Et pourquoi les médias, les sondeurs et autres observateurs patentés n’ont rien vu venir. Ou n’ont pas voulu voir. Et d’envisager les conséquences que cela pourrait avoir.

Le grand écart entre la réalité et sa perception

L’une des raisons principales tient sans doute à l’écart considérable entre l’état “mesuré” de l’Amérique, son état “réel” (si tant est qu’on puisse l’approcher) et celui qui est “perçu” par la population, dans ses différentes composantes. Le premier pas est le plus facile à établir.

Ainsi, les chiffres officiels du chômage américain (4,9 % de la population active) indiquent qu’il est proche du “plein emploi”, minimum en-dessous duquel il est difficile de descendre, compte tenu de la mobilité du marché. Mais cette réalité statistique en cache une autre, bien moins enviable, de travailleurs précaires et frustrés, persuadés que le système ne permet plus de “rebondir” comme avant.

De même, le pouvoir d’achat de nombreux Américains a diminué depuis des années et n’a pas retrouvé son niveau d’avant la crise des subprimes. Cela est bien sûr mesuré, mais les conséquences n’ont pas été suffisamment étudiées. Ainsi, le niveau moyen de richesse occulte la pauvreté réelle, qui connaît une progression continue, avec un taux de 14,8 %, concernant 46 millions d’Américains (un nombre identique à celui des personnes recourant à l’aide des banques alimentaires).

Obama plus adulé en Europe qu’en Amérique

Par ailleurs, des millions de diplômés des universités sont pris à la gorge par des crédits qu’ils ne peuvent rembourser. Leur montant (environ 1 200 milliards de dollars) pourrait être le déclencheur d’une nouvelle crise financière. Ce risque a bien été évoqué, mais l’optimisme national a repris le dessus ; la “reprise” et la croissance allaient leur permettre de rembourser, comme l’avaient fait les générations précédentes de masters ou de PHDs. Il semble que ce ne sera pas si facile.

Les États-Unis, que l’on croit volontiers riches et indestructibles, sont donc en “réalité” socialement malades et économiquement affaiblis. Pour de nombreux Américains, les deux mandats d’Obama n’ont pas été aussi brillants que beaucoup l’imaginent chez nous. Son bilan est en effet discuté, tant à l’intérieur (le système de sécurité sociale) qu’à l’extérieur (le principe de non interventionnisme). À sa décharge, bien sûr, le blocage systématique et souvent irresponsable que lui ont opposé les Républicains au Congrès tout au long. Notamment depuis qu’ils avaient repris la majorité au Sénat (en 2014), après s’être emparé de la Chambre des représentants en 2010.

L’Amérique est ainsi aujourd’hui profondément divisée. L’émergence inattendue de Donald Trump a révélé et réveillé les réflexes xénophobes et racistes latents dans une partie de la population, pas seulement républicaine. La cohabitation entre les WASP, les “blacks” et les  “latinos”, que l’on croyait acquise ou au moins en progrès depuis l’élection d’un noir à la présidence, n’était qu’un leurre.

Fin de partie, fin de parti ?

La fin de partie marquera-t-elle aussi la fin des partis, en tout cas des deux principaux (le parti Démocrate a été 1798, le parti Républicain en 1884) ? Les démocrates vont en tout cas se retrouver avec une belle gueule de bois. Mais certains responsables républicains (mais aussi une partie de ses électeurs) vont peut-être trouver amer le goût de la victoire.

Ils se demanderont s’ils n’ont pas engendré un “monstre”, celui qu’ils ont adoubé du bout des lèvres, par défaut car les électeurs ne voulaient pas des autres. Ils se demanderont s’ils n’ont pas été finalement victimes d’une manipulation, d’un “complot” ourdi par des forces obscures de la droite. Avec les démocrates, ils se demanderont si le personnage qui va jurer sur la Bible en janvier prochain n’est pas en réalité envoyé par le diable pour accélérer la fin de l’Amérique et de son emprise sur le monde.

De cet incroyable épisode, il va falloir très vite tirer des leçons. La première est que l’Amérique n’est plus celle que l’on voyait dans les films de cinéma depuis les années 1950, ou les séries télévisées : celle de la richesse opulente, celle qui montre le chemin au reste du monde et qui le sauve lorsqu’il est en danger. Le cinéma d’Hollywood n’a pas trouvé son Ken Loach pour montrer ce qui se passe vraiment dans les zones moins visibles, et moins spectaculaires. Celles des banlieues délaissées, des familles détruites par le désespoir. 

L’Amérique n’est plus ce pays présumé de cocagne où chacun pouvait espérer accéder à tout, tout le temps. Où l’on avait le droit d’échouer à certains moments en ne s’en prenant qu’à soi-même, mais sans s’inquiéter outre mesure puisqu’on avait aussi le droit de réessayer, en tirant l’énergie nécessaire du “système”. Mais beaucoup, aujourd’hui, ont enchaîné les échecs et considèrent que le modèle ne fonctionne plus. Le succès des GAFA et des start-up qui font vivre encore le rêve américain a empêché de voir la déception, la misère et la colère de ceux-là, qui vivent dans un tout autre monde.

Des médias aveuglés

Le deuxième enseignement est que les médias n’ont pas su rendre compte de la situation réelle, ni surtout de celle qui est ressentie, vécue, par l’Amérique profonde. Ils ont bien montré ses difficultés, mais les ont attribuées à une crise passagère qui, croyaient-ils, avait été résolue comme les précédentes. À preuve, le fait que General Motors a été sauvée, les banques assainies, tandis que la Bourse battait de nouveau des records. 

On notera aussi que les médias ont pêché de la même façon de ce côté-ci de l’Atlantique. Ils se sont généralement contentés de regarder et de commenter les (bonnes) statistiques du chômage et de la croissance aux États-Unis. Parce que sans doute, ils ne menaient pas leur propres enquêtes, et qu’ils se contentaient de reprendre les contenus des médias américains. Mais comment leur en vouloir, tant la comparaison avec nos propres statistiques semble à leur avantage ?

Des sondeurs dépassés

Les instituts de sondage se sont eux aussi lourdement “trumpés”. Après les Anglais, qui n’ont pas anticipé le Brexit, ils n’ont pas compris que leurs mesures n’étaient pas fiables. Parce qu’elles oubliaient une partie de la population moins accessible aux enquêteurs. Parce que les réponses obtenues n’étaient pas toutes sincères.

Certains n’osaient sans doute pas avouer qu’ils allaient voter pour un personnage si détestable par ses propos et si détesté par l’establishment. D’autres ont pu aussi cacher leur jeu pour mieux créer la surprise et montrer qu’ils pèsent dans la démocratie. Les sondeurs n’ont pas dû anticiper non plus la mobilisation des citoyens. Ni estimer justement le choix final des “indécis”, tentés au dernier moment par la “fronde” et plus soucieux d’exprimer leur colère que de suivre la “morale” traditionnelle. 

Le début d’une aventure, la fin d’un monde

C’est donc une grande aventure qui commence, pour les États-Unis comme pour le reste du monde, qui en sera évidemment affecté. Personne ne peut aujourd’hui en prévoir le déroulement, ni ses conséquences. Le protectionnisme américain (qui n’est pas une nouveauté, mais qui va s’amplifier) donnera-t-il un coup d’arrêt à la mondialisation (ce qui devrait rassurer beaucoup de Français, qui lui sont très hostiles) ?

Les milliardaires donneront-ils davantage envie aux électeurs que les leaders “modestes” dans notre vielle Europe ? Le style “politiquement incorrect” de Trump, et son mépris affiché pour certaines catégories de population, feront-t-ils des émules ailleurs dans le monde, y compris chez nous ?

Après le Brexit, le résultat de l’élection américaine va donner des ailes aux mouvements similaires de colère et de frustration, de détestation des “élites” qui grandissent partout dans les démocraties, alors qu’on ne les pensait justifiés que dans les dictatures. Il faudra compter avec eux. L’exemple américain pourrait balayer les dernières hésitations des peuples. On verra dans quelques mois ce qu’il en est en France. Cela dépendra des premiers résultats de l’expérience qui commence.

Pour ce qui nous concerne en France, cela dépendra de notre capacité, et de celle de nos “élites” à se (et à nous) rassembler plutôt qu’à se (et nous) diviser. Le processus nécessaire de compréhension de ce qui s’est passé aux États-Unis pourrait nous éviter de vivre le même traumatisme chez nous. Si les démocrates américains ont perdu, la démocratie française pourrait alors avoir gagné.

Gérard Mermet.

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