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“Les électeurs américains se trouvent face à un choix radical entre deux visions de la société”

La présidentielle américaine du 5 novembre s’annonce comme l’une des plus disputées de l’histoire récente des États-Unis. D’un côté, Donald Trump, figure emblématique de la droite populiste, courtise une base solide mais polarisée, marquée par des segments “intégralistes” et évangéliques. De l’autre, Kamala Harris, première femme et candidate afro-américaine à la présidence, tente de fédérer un électorat hétérogène composé de jeunes, de minorités et de femmes. Ce duel cristallise les profondes divisions de la société américaine. Et interroge sur l’avenir de la démocratie dans un pays fracturé.

Les enjeux de cette élection dépassent largement les frontières des États-Unis. Les positions des deux candidats sur les droits civiques, l’économie, le respect ou non de l’Accord de Paris face au réchauffement climatique ou encore la politique étrangère influenceront durablement les équilibres globaux. Face à un taux d’abstention estimé à près de 40 %, le scrutin reflète aussi une désaffection croissante de la population vis-à-vis du processus démocratique, exacerbée par une polarisation politique inédite. Les swing states (États en ballotage), comme lors des élections précédentes, seront décisifs dans cette course effrénée aux grands électeurs. Décryptage avec Ludivine Gilli, spécialiste des États-Unis et directrice de l’Observatoire Amérique du Nord de la Fondation Jean-Jaurès.

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WE DEMAIN : Que vous inspire l’élection présidentielle américaine du 5 novembre ?

Ludivine Gilli, directrice de l’Observatoire Amérique du Nord de la Fondation Jean-Jaurès. Crédit : DR.

Ludivine Gilli : C’est une élection fascinante par ses rebondissements et par les enjeux qu’elle met en scène. Les électeurs américains se trouvent face à un choix radical entre deux visions profondément différentes de la société. Cette élection très serrée nous en dit beaucoup sur les Etats-Unis aujourd’hui et les contradictions de la société américaine. Le clivage Trump/Harris reflète la polarisation du paysage politique. Ce scrutin nous montre aussi en creux que beaucoup d’électeurs se désintéressent de ces élections et ne vont pas se rendre aux urnes. Ils représentent environ 40 % du corps électoral.

D’un côté, des citoyens investis et conscients des enjeux sont très mobilisés par cette élection. De l’autre toute une partie de la population est indifférente à ce jeu électoral. Un tel abstentionnisme en dit long sur la santé démocratique des Etats-Unis.

Vous avez déclaré récemment que les “intégralistes” américains, qui soutiennent Donald Trump et surtout son colistier J. D. Vance, constituent une menace pour la démocratie, que voulez-vous dire ?

L’objectif ultime de ces intégralistes catholiques est de substituer aux règles des institutions séculaires de nouvelles règles inspirées de la Bible, des valeurs et des enseignements de l’Église Catholique. En termes de projet politique, poussé à l’extrême, cette doctrine conduirait à rejeter le droit de vote à des personnes non chrétiennes. Ou à abroger toutes les dispositions qui protègent actuellement les cibles de discriminations (femmes, minorités raciales, personnes LGBT, etc.). Cette doctrine a déjà vu certains de ses éléments mis en œuvre par la Cour suprême des États-Unis. Dominée par des juges conservateurs, elle a invalidé les mesures de discrimination positive ou contre la protection des droits des femmes. J.D. Vance, candidat à la vice-présidence auprès de Donald Trump, adhère à cette vision intégraliste. Et ce, même s’il a tenté de lisser son image depuis son entrée en campagne.

Ses interventions publiques en meetings ou auprès de “podcasters” en attestent. Donald Trump n’est en revanche pas un idéologue. C’est un fin politique, qui a de l’intuition et qui dit ce qu’il pense au moment où il le pense. Mais il change souvent d’avis. Il n’est donc pas prévisible. Néanmoins, il est parvenu à séduire certains électeurs comme les évangéliques blancs qui, malgré son comportement, à l’opposé de leurs valeurs, le soutiennent massivement. Cela répond à une logique utilitariste pour obtenir des décisions qui leur plaisent. La nomination, durant son mandat, de trois juges réactionnaires à la Cour suprême leur a donné raison.

Le vote des femmes va-t-il faire basculer les élections en faveur de Kamala Harris ?

Rien n’est moins sûr. D’une part, parce que l’élection étant très serré, de nombreux segments de l’électorat peuvent prétendre la faire basculer : les jeunes noirs, les Arabo-Américains, les Latinos, etc. D’autre part, parce que comme il y a plusieurs votes “latino“, il y a plusieurs votes féminins. En 2016 comme en 2020, l’électorat féminin s’est exprimé majoritairement en faveur des démocrates. Mais environ 42 % des électrices ont voté pour Donald Trump, notamment parmi les femmes blanches, les plus âgées et les résidentes de zones rurales. Certaines électrices républicaines ne peuvent se résoudre à voter pour une candidate démocrate. Dans une élection très disputée, la question est : leur nombre sera-t-il compensé par la “sur-mobilisation” des partisanes de Kamala Harris ?

Qu’est-ce qui pourrait changer la donne au dernier moment ?

Je ne vois rien qui puisse susciter un renversement massif à ce stade de la campagne. Qu’il s’agisse de la tentative d’assassinat de Donald Trump ou du débat télévisé qui a été remporté par Kamala Harris, on n’a pas vu d’effets significatifs dans les intentions de vote. Comme en 2016 et en 2020, les innombrables mensonges et outrances verbales de Trump ne font pas bouger les lignes. Habituellement, les électeurs américains accordent pourtant de l’importance au “character” des candidats, qui inclut une dimension morale, mais dans le cas de Donald Trump, un nombre non négligeable d’électeurs déclarent à la fois ne pas approuver tout ou partie de son comportement et leur intention de voter pour lui malgré tout.  Les positions sont figées.

On assiste juste à un jeu de gagne terrain, où chaque camp tente de gagner des voix une par une, principalement dans les “swing states”, où l’élection va se jouer. Les volontaires vont cogner aux portes des électeurs, des meetings vont se tenir, dernièrement de plus en plus polarisants et théâtralisés. Chaque camp va se mobiliser pour faire le plein de ses voix  et s’efforcer de “perdre moins” dans les secteurs qui lui sont défavorables pour atteindre les 270 grands électeurs le 5 novembre.

N’y a-t-il donc pas d’effet repoussoir lié à la personnalité de Trump ?

Cet effet existe bel et bien. Compte-tenu de l’impopularité de l’administration Biden et du contexte économique peu favorable aux Démocrates, les Républicains devraient l’emporter haut la main le 5 novembre. Avec tout autre candidat républicain, ce serait vraisemblablement le cas. Avec Trump, le match est serré. Cela signifie qu’une partie de l’électorat républicain et une grande proportion des indépendants se disent que malgré leur perception négative de la situation du pays et du bilan des démocrates, ils ne sont pas prêts pour autant à voter pour Donald Trump. Le fait que l’élection soit aussi serrée tend à faire oublier le contexte plus large dans lequel évoluent les électeurs.

La révolution conservatrice aux Etats-Unis : de l’avortement au droit de vote, la démocratie pervertie, Ludivine Gilli, éditions de l’Aube-Fondation Jean Jaurès, septembre 2022, 136 pages, 14 €.

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