Des cathédrales énergivores : les data centers pourraient absorber 10 % de l’électricité mondiale d’ici 2030. Crédit : Laricha / stock.adobe.com.
Partager la publication "L’intelligence artificielle : un coût (de trop) pour la planète ?"
Le succès de l’intelligence artificielle (IA) repose sur un principe simple : apprendre à partir de milliards de données. Mais cette capacité à traiter l’information a un coût bien réel. C’était le thème d’une table ronde organisée le 14 mars dernier dans le cadre de l’Université de la Terre, dont WE DEMAIN était partenaire. “En 2030, les data centers absorberont près de 10 % de l’électricité mondiale selon les projections actuelles, avertit Hugues Ferreboeuf, chef de projet numérique au Shift Project. Pourtant, il y a deux mois, quand DeepSeek est sorti, on a eu l’opportunité de voir qu’on pouvait créer des IA avec une utilisation d’énergie et d’impact extrêmement réduite.“
Mais DeepSeek est une exception. La dépendance énergétique des IA soulève une question essentielle : à quel prix l’intelligence artificielle peut-elle continuer à se développer ? Loin de se limiter à quelques serveurs, cette explosion des besoins touche aussi la fabrication des composants. “Le secteur du numérique est en passe de doubler son empreinte carbone en une dizaine d’années”, prévient-il. Une situation qui met sous tension la disponibilité des ressources naturelles, déjà captées par les industries minières et électroniques.
Face à cette montée en puissance, l’Europe tente d’encadrer le développement de l’IA. “Le Digital Market Act et le Digital Service Act ouvrent la voie à une régulation plus stricte”, rappelle Juliette Fropier, cheffe de projet IA à l’Ecolab du Commissariat Général au Développement Durable. Mais ces textes, principalement centrés sur les usages, n’intègrent qu’une dimension environnementale timide. Seule obligation notable : les fournisseurs de grands modèles d’IA doivent désormais reporter leur consommation énergétique.
Pour Frédéric Bordage, fondateur de l’association Green IT, cette approche reste insuffisante : “Nous devons définir un budget soutenable en termes d’émissions et de ressources matérielles. Sans cadre clair, la fuite en avant continuera.” Une urgence d’autant plus grande que les acteurs de la tech américaine exercent un lobbying féroce contre toute tentative de contrainte.
La question centrale est “Une IA frugale est-elle possible ?”. Jérôme Fournier, Vice-président innovation, services et croissance du Groupe Nexans, est dubitatif. Pour cela, il rappelle le paradoxe de Jevons. “Ce paradoxe explique que l’amélioration de l’efficacité d’une technologie entraîne souvent une augmentation, plutôt qu’une diminution, de sa consommation globale de ressources. En d’autres termes, rendre un processus plus efficient le rend aussi plus attractif et accessible, ce qui en accroît l’usage.” Dans le cas de l’intelligence artificielle, chaque avancée visant à réduire la consommation énergétique des modèles (comme des algorithmes plus optimisés ou des puces moins gourmandes) peut en réalité stimuler leur adoption massive, multipliant ainsi le nombre d’usages et, in fine, leur impact environnemental total.
Pour Hugues Ferreboeuf du Shift Project, il y a globalement trois gros domaines à adresser pour réduire l’impact du numérique : “Les terminaux : nous renouvelons nos ordis et nos smartphones bien trop souvent. Les réseaux : nous sur-utilisons la 4 et 5G, la fibre, les satellites avec nos requêtes IA mais aussi tout ce qui va être streaming par exemple. Et puis il y a les centres de données, nécessaires pour le stockage de la data et leur puissance de calcul. La vérité est qu’aujourd’hui on ne ferme pas, dans certaines régions du monde, des centrales à charbon. On crée même de nouvelles centrales à gaz pour répondre à cette demande, comme c’est le cas aux USA.”
Pourtant, DeepSeek, l’IA chinoise, est un contre-exemple : “Ils ont utilisé, non pas les derniers processeurs, mais ils ont loué des NVIDIA de basse génération, leur codage étant 8 bits au lieu d’être en 32… Au final, on a vu qu’il était possible de faire de l’IA avec un usage de moins de seulement 5 % de l’énergie [par rapport à ChatGPT, NDLR].“
Hugues Ferreboeuf met en garde : “On utilise beaucoup l’IA générative car c’est un peu le smartphone de l’IA. Mais la consommation est dix fois plus importante qu’une requête par un moteur de recherche lambda. Google, c’est 30 térawatts/heure de consommation par an. L’IA générative, ce sera 300 si on l’utilise comme Google. Or, dans 98% des cas, on aura le même résultat qu’une simple recherche Google…”
À ce sujet, Frédéric Bordage explique qu’“il faut que les citoyens s’emparent du sujet et questionnent leurs usages”, insiste-t-il. Car si l’IA est un levier d’innovation, son développement sans limites pourrait rapidement devenir une entrave à la transition écologique.
Frédéric Bordage suggère quatre leviers d’action : “La première, c’est que chacun d’entre nous fasse l’effort d’utiliser un peu moins l’IA. Pas de s’en priver, c’est une formidable innovation, mais de réfléchir avant de lancer une recherche ou de corriger un détail d’une photo. La deuxième, c’est de légiférer. On laisse des acteurs injecter de l’IA et des technologies dans nos vies quotidiennes. Il faut qu’il y ait un débat public, de société, au sens noble de la politique, pour qu’on puisse définir des limites à l’usage de cette technologie. La troisième action est d’avoir un grand débat. Il faut que les citoyennes et citoyens se réapproprient le sujet pour décider ce qu’on veut faire avec les derniers appareils numériques à notre disposition pour l’IA. Le quatrième levier concerne les concepteurs. L’éco-conception doit devenir un réflexe pour les développeurs”, plaide-t-il.
L’avenir de l’IA ne se joue donc pas seulement sur le terrain de la performance, mais aussi sur celui de la soutenabilité. Et pour cela, un grand débat semble nécessaire.
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