Partager la publication "Prévoir les tempêtes ou les séismes… Quand la météo était une arme"
Cet article est paru dans WE DEMAIN n°28, un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.
23 octobre 1943. Le sous-marin allemand U-537 fait surface dans une baie du Labrador enveloppée de brume. Après avoir mis à l’eau deux gros canots pneumatiques, sept commandos, la tête couverte d’un bonnet de laine noir, transbordent dix récipients cylindriques gris de la taille d’un grand seau, puis ils prennent la direction de la côte. Les lieux sont désolés, glacés. La nuit tombée, ils transportent péniblement ce matériel au sommet d’une colline et commencent à assembler les composants – batteries nickel-cadmium, antenne télescopique – de ce qui est, en fait, une station météo automatique.
Outre le fait qu’il s’agira de la seule opération militaire nazie conduite sur le sol nord-américain, les énormes risques pris sont à l’aune des urgents besoins allemands dans le domaine des prévisions météorologiques dont les Alliés ont le quasi-monopole sur toute la zone Atlantique. Les dépressions se dirigent en effet de l’ouest à l’est et du nord au sud. Les quelque 200 U-boots allemands qui maraudent dans l’Atlantique Nord pour maintenir le blocus de l’Angleterre sont de ce fait privés d’informations souvent vitales.
Le Wetterdienst, service météo de l’Allemagne hitlérienne, a d’abord essayé de dépêcher, en mer du Nord et dans l’Arctique, des navires d’observation d’où un météorologiste envoyait des ballons. Mais ils ont été coulés par les Alliés. Siemens développe alors un petit observatoire transportable muni d’une antenne de dix mètres et assez puissant pour transmettre des observations codées de la côte américaine aux stations de réception en Europe. C’est ce modèle que les hommes de l’U-537 ont installé sur une colline du Labrador.
La mention Canadian Meteor Service (une entreprise imaginaire) a été peinte sur chaque contenant de batteries et le commando a laissé trainer des mégots de cigarettes américaines afin de leurrer d’éventuels visiteurs. Heureusement pour les Alliés, la station Kurt (prénom de son inventeur) n’émettra qu’un mois durant. Et ils garderont l’avantage météo jusqu’à la fin de la guerre. Avantage dont la démonstration éclatante sera le Débarquement de Normandie. Si les stations alliées n’avaient pas détecté, pour le 6 juin, une relative accalmie dans le momentum dépressionnaire qui secouait alors l’Atlantique, le D-day aurait dû être reporté. Et si Rommel avait eu accès aux observations de l’ennemi, il ne serait certainement pas parti le 5 juin en Allemagne pour fêter l’anniversaire de sa femme ! Quelques années plus tard, interrogé sur les raisons du succès du Débarquement, Eisenhower répondra : “C’est parce que nous avons eu de meilleurs météorologistes que les Allemands.” Ils ont surtout été aux bons endroits.
Au-delà du fait d’armes, l’épisode du Labrador est une étape majeure dans l’histoire de l’observation météorologique. Depuis un siècle, le télégraphe permettait d’envoyer des nouvelles du temps. Mais il fallait la présence d’un observateur. Kurt est le premier exemple d’un nouveau concept de station météo capable de fonctionner par elle-même. Elles deviendront la règle, sur mer, sur terre, dans l’espace. L’espace justement. Une autre technologie de l’Allemagne hitlérienne va offrir de nouveaux moyens pour l’observation du ciel. Produit (heureusement) qu’aux derniers mois de la guerre, le V2, premier missile balistique inventé par Wernher von Braun, a été récupéré – avec son créateur – par les Américains. La poursuite de son usage militaire dans le cadre de la guerre froide ne fait aucun doute.
C’est pourtant dans le domaine météorologique qu’il effectue sa première mission sous les couleurs des États-Unis. En octobre 1946, les techniciens de la base de White Sands, au Nouveau-Mexique, installent un appareil photo dans le nez d’un V2 qu’ils envoient ensuite dans l’azur. Le missile disparaît de leur vue avant de retomber et de se crasher dans le désert. Récupéré et développé, le film de 35 mm éblouit l’équipe de l’opération, dont le créateur du dispositif photographique : ”Sur ces images on voit comment notre Terre apparaîtrait à des visiteurs venus d’une autre planète”. Une vision qui, jusqu’à ce jour, avait été seulement imaginée, comme la courbe.
Les météorologistes de l’époque comprennent vite les possibilités que cette expérience ouvre à leur activité, mais ils ne peuvent encore imaginer les satellites qui banaliseront leurs rêves. En revanche, les chercheurs américains anticipent leur existence et le rôle qu’ils pourraient tenir dans ce domaine : “Peut-on en voir assez à une telle altitude pour permettre des observations météorologiques intelligentes et utiles ?”, se demandent-ils dans un rapport top secret de 1951, “Weather Reconnaissance from a Satellite Vehicle”. Leur souci, c’est que les satellites permettront de voir, mais pas de mesurer. Ils prendront des images mais aucune des mesures quantitatives indispensables pour une évaluation scientifique du temps.
Harris Wexler, un chercheur appelé à devenir l’un des plus grands météorologistes, est plus optimiste. Premier homme à avoir volé à l’intérieur d’un cyclone, à les avoir étudiés en utilisant des technologies militaires, il est convaincu de l’inéluctabilité et de la réussite du mariage satellites/météo. Il échange même une correspondance avec l’écrivain de science-fiction Arthur C. Clarke, qui avait imaginé dès 1945 des engins en orbite géostationnaire et encourage vivement Wexler à publier ses travaux. “Il y a beaucoup de choses que les météorologistes ignorent au sujet de l’atmosphère, écrit ce dernier, mais une chose dont ils sont sûrs c’est que l’atmosphère est indivisible. Cet aspect global de la météorologie se prête admirablement à une plateforme d’observation ayant des capacités réellement globales : le satellite terrestre.” Rappelons que Spoutnik, le premier satellite, ne sera lancé par les Russes qu’en 1957. Jusqu’à sa mort prématurée en 1962, Harris Wexler sera derrière toutes les expériences associant météorologie et satellites.
Dès la fin des années 1950, après l’affront venu du froid, la Nasa multiplie les lancements d’engins spatiaux. Et au printemps 1960, un lanceur Thor-Able met sur orbite TIROS-1, le premier satellite météorologique expérimental, qui doit beaucoup à Wexler et son équipe. “Quand la Nasa, écrit Andrew Blum, l’auteur de The Weather Machine*, diffuse les premières images qu’il a prises, tout le monde comprend qu’on est entré dans une nouvelle ère.”
“TIROS ajoute une nouvelle dimension à nos aptitudes à faire des choses sur cette Terre que nous habitons”, observe le New York Times.
Démonstration en 1961 lorsque la détection précoce par TIROS de l’ouragan Carla précipite l’évacuation de 350 000 personnes sur le pourtour du golfe du Mexique. Seulement, nous sommes en pleine guerre froide et l’enthousiasme soulevé aux États-Unis par une réussite comme celle de TIROS, ou, en Union soviétique, par celle de l’envoi dans l’espace de Gagarine, est refroidi par l’usage plus martial qui pourrait être fait de cette technologie. “La Terre ne paraît pas si grande quand vous voyez sa courbe”, remarque Eisenhower (Encore lui, mais cette fois, il s’exprime en qualité de président des États-Unis). Simple évidence ou gourmandise de militaire ? De fait, les différences entre satellites météorologiques et satellites de reconnaissance sont alors ténues.
Une journée pluvieuse de 1961 à Washington. J.F. Kennedy a pris depuis peu ses fonctions à la Maison Blanche et il interroge son conseiller scientifique sur les effets des essais atomiques dans l’atmosphère : ”Comment tout ça retombe sur terre ?“ “Avec la pluie”, répond le conseiller. “Vous voulez dire qu’il peut y avoir de la contamination radioactive dans la pluie qui tombe juste là ?” L’anecdote pourrait en partie expliquer pourquoi JFK voyait la météo comme un domaine de coopération possible avec les Soviétiques, et ce, pour le bien de la communauté internationale.
Six semaines après le triomphe du premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, Kennedy annonce devant le Congrès que les États-Unis enverront un homme sur la Lune “avant la fin de la décade”. C’est naturellement ce qu’on a retenu de son allocution sur “les priorités nationales”, la première étant donc la Lune. La quatrième, oubliée, était le déblocage de 75 millions de dollars “pour nous aider à fournir le plus rapidement possible un système satellitaire pour l’observation météorologique mondiale”.
Dans son discours de septembre 1961 à l’Assemblée générale de l’Onu, le président américain reviendra sur la nécessité de cette coopération météorologique mondiale susceptible de faire baisser les tensions Est/Ouest et de les réorienter vers des activités scientifiques plus productives que la course aux armements nucléaires. À la fin des années 1970, le Global Observing System, système de collaboration internationale créé par l’Onu pour observer et prévoir les phénomènes météorologiques n’était déjà plus très éloigné de ce rêve de coopération scientifique planétaire. Ces progrès, on l’a vu, doivent beaucoup à la guerre qui pousse les hommes à toujours plus d’ingéniosité pour acquérir la supériorité technique sur l’ennemi. Une autre guerre a déjà commencé, mondiale elle aussi, la guerre contre le réchauffement climatique. Les météorologistes devraient y tenir un des rôles principaux.
*The Weather Machine. How we See Into the Future, par Andrew Blum, édition The Bodley Head, Londres, juin 2019.
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