Partager la publication "“Quiet quitting” : ces démissions silencieuses dans des métiers qui manquent de sens"
En septembre dernier, l’institut de sondage Gallup avançait que 50 % des salariés à temps plein ou temps partiel de plus de 18 ans aux États-Unis seraient des “démissionnaires silencieux” (“quiet quitters”). Cela désigne les personnes qui “ne se surpassent pas au travail et se contentent de répondre à la description de leur poste”. Aussitôt, le terme “quiet quitting” s’est imposé dans le débat public et de nombreux médias français ont exposé cette tendance.
Certes, il reste trop tôt pour mesurer plus précisément et avec une méthodologie fiable les réalités derrière ce mot. L’évolution de la durée du travail, du moins pour les cadres, fournirait par exemple un meilleur indicateur. Cependant, l’apparition de ce “buzzword” reste intéressante car elle signale une forme d’inquiétude des employeurs vis-à-vis du consentement de leurs salariés à s’engager dans leur travail autant qu’ils le souhaiteraient. Cela s’inscrit dans le prolongement du “big quit”, (“la grande démission“). Celui-ci avait atteint, à son paroxysme, 4,3 millions de départs dans les entreprises américaines pour le seul mois d’août 2021.
Cette inquiétude à l’égard des salariés qui se limiteraient au minimum est d’ailleurs très ancienne. Il y a plus d’un siècle, les travaux de Frederick Taylor, père de l’organisation scientifique du travail, visaient déjà à débusquer et supprimer la “flânerie systématique” des ouvriers.
À ce titre, le quiet quitting peut évoquer de nombreuses notions en sociologie du travail et des organisations telles que :
Dans l’ouvrage Travailler au XXIᵉ siècle (Éditions Laffont, 2015), nous avons montré qu’il s’agit de faire le minimum attendu du poste, pour se protéger d’une profonde déception à l’égard d’un travail auquel on était initialement très attaché.
Ainsi, Nadine, infirmière à l’hôpital, déplore la trop grande coupure qui s’est faite entre elles et les médecins, les reléguant au rang de “techniciennes”. “On ne sait pas si l’enfant a une infection ou s’ils mettent un traitement, pourquoi… on met le médicament et voilà”, déplore-t-elle. Pour elle, l’apathie s’impose comme un mécanisme de défense depuis qu’elle estime ne plus pouvoir “prendre des initiatives” et “réfléchir à ce qu’elle fait”. Toutefois, se contraindre à un fonctionnement apathique ne suffit pas toujours à rendre les souffrances au travail soutenables.
Pour Florence, gestionnaire dans une mutuelle, qui a connu de nombreuses fusions et rationalisations d’une activité qu’elle ne supporte plus, l’apathie s’accompagne d’une prise de médicaments :
“On se dope aux médicaments. Moi j’ai pris pendant quelque temps des antidépresseurs et je ne suis pas la seule. […] Parce que je n’ai plus envie de travailler. Le travail ne me plaît pas, je le fais parce qu’il faut bien gagner sa vie. […] Par exemple, la mise à jour des comptes de points pour les agents, je ne supporte plus ! Je serais capable d’accepter n’importe quel boulot pour ne pas faire ça !”.
Le taux de démission, c’est-à-dire le nombre de salariés qui démissionnent par rapport au nombre total de salariés, était de 2,7 % au premier trimestre 2022. Ce taux est élevé mais pas inédit si l’on remonte à la crise financière de 2008. Il s’agit là d’un indicateur qui baisse habituellement pendant les crises et augmente avec les reprises. Pour l’immense majorité des salariés, la démission ne constitue donc pas une option pour faire face à un travail qui n’aurait plus de sens ou dont les conditions de travail seraient trop dures. Le taux d’emploi a d’ailleurs atteint un niveau historiquement élevé au premier trimestre 2021 selon l’Insee, avec 73 % d’individus en emploi parmi les 15-64 ans.
Toutefois, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), l’attachement au sens du travail a progressé au plus fort des contraintes sanitaires. En janvier 2021, près de 20 % des actifs ont déclaré ressentir un plus grand sentiment d’utilité ou de fierté à l’égard de leur travail, tandis que 10 % d’entre eux indiquaient au contraire une dégradation du sens du travail. La crise sanitaire et ses confinements ont ainsi pu permettre aux travailleurs et travailleuses une prise de recul sur les conditions et le sens du travail.
Soulignons que le sens du travail constitue une préoccupation ancienne. En effet, les grandes enquêtes internationales qui sont conduites depuis les années 1980 montrent plus largement que les Français accordent une très grande importance au travail comme activité pourvoyeuse de revenu et de dignité. En 2015, une enquête du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq) montrait d’ailleurs que 33 % des salariés souhaitaient changer de métier, pour des raisons qui mêlent toujours le sens et les conditions de travail.
En réalité, pour l’ensemble des catégories socioprofessionnelles, la question se pose bien souvent en termes de santé, qu’elle soit physique ou mentale. En effet, les salariés souffrent lorsque leur travail leur paraît absurde, de mauvaise qualité, non reconnu, mais aussi lorsqu’il est réalisé dans des conditions insoutenables.
Ainsi, la “démission silencieuse” (quiet quitting) n’est probablement pas le choix froid et délibéré d’individus maximisateurs mais relèverait plutôt de la mise en place spontanée d’un mécanisme de défense lorsque le travail n’est plus tenable. Mécanisme de défense pour atténuer le sentiment d’absurdité, le manque de reconnaissance qu’il provienne des collègues, des supérieurs ou qu’il soit salarial, c’est-à-dire en termes de partage de la valeur.
C’est ainsi que l’on peut comprendre la grève, à l’origine des pénuries de carburants qui touchent actuellement la France des salariés de Total, qui ne comprennent pas pourquoi les bénéfices records de leur entreprise ne les concerneraient pas.
Comme le rappelle Marx, dans les Grundrisse ou Fondements de la critique de l’économie politique, dans un monde où les travailleurs sont “libres” de vendre leur force de travail, la question de la coopération s’impose comme fondement du système de production capitaliste. Il se pourrait donc que des notions telles que le quiet quitting ou le big quit s’imposent aujourd’hui car elles traduisent une inquiétude à propos du maintien des modes de coopérations (disponibilité, intensité, investissement subjectif et émotionnel, etc.) et donc du consentement de la force de travail à collaborer dans le régime de travail actuel.
Faut-il partager cette inquiétude ? Au contraire, si la “démission silencieuse” (quiet quitting) consiste, pour les travailleurs et travailleuses, à s’interroger sur qui est contractuellement attendu d’eux, à évaluer l’écart entre ce qu’ils font et ce qui leur est payé, puis à renoncer à effectuer tout ou partie de ce travail gratuit, alors la somme de ces comportements individuels pourrait avoir une portée politique en remettant en question le fonctionnement du système productif.
Dans les trois fonctions publiques, le bon accomplissement des missions de service public repose pour une part significative sur ce surtravail. Que l’on pense par exemple aux heures supplémentaires non rémunérées dans le secteur du soin, de l’éducation, de la police ou de la justice ! Et dans le secteur privé, la création de plus-value repose notamment sur le surtravail des salariés, sans qu’ils en voient les bénéfices. Pourtant, comme nous le montrons dans une étude comparative entre la France et la Finlande, la disponibilité professionnelle limitée aux attendus du contrat est parfaitement compatible avec des exigences de productivité élevées.
Le quiet quitting pourrait ainsi constituer une invitation à cesser de déplorer le manque d’engagement des travailleurs et travailleuses. Et plutôt se demander, avec le sociologue britannique Michael Burawoy dans son ouvrage Produire le consentement, “pourquoi travaillent-ils autant” ? Ce serait alors l’occasion de mieux reconnaître que le bon fonctionnement des organisations dépend de ce que les travailleurs et travailleuses font en plus de ce qui est attendu contractuellement d’eux, et ceux dans tous les métiers et catégories socioprofessionnelles, des ouvriers aux cadres.
À propos de l’autrice : Maëlezig Bigi. Chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail, Co-directrice du Groupe d’études sur le travail et la santé au travail (GIS Gestes), Maîtresse de conférences en sociologie, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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