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Santé des sols : “Ce n’est pas un seul agriculteur ni une seule politique qui changeront la donne, mais une transformation systémique”

À l’occasion du World Living Soils Forum qui s’est tenu les 8-9 octobre à luma Arles, WE DEMAIN a interrogé deux expertes afin d’aborder l’état de nos sols, la nécessité de créer des standards et normes d’évaluation et les défis à venir. Claire Chenu, directrice de recherche à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), coordonne un vaste programme d’harmonisation des données européennes sur les sols, visant à mieux comprendre et protéger cet écosystème vital.

Louise Baker, directrice de la gestion des terres au sein de l’ONU, défend quant à elle une vision globale de la santé des sols, en insistant sur leur rôle crucial pour le climat, la sécurité alimentaire et la stabilité sociale. Toutes deux soulignent l’urgence d’adopter des pratiques régénératrices et de mettre en place la directive pour la surveillance des sols avec des indicateurs communs d’évaluation de la santé des sols. Elles appellent aussi à une mobilisation internationale pour restaurer durablement la productivité et la biodiversité de nos sols.

À gauche, Claire Chenu, à droite, Louise Baker, au World Living Soils Forum 2024. Crédit : WLSF.

WE DEMAIN : Quels sont les principaux enjeux pour la santé des sols dans les années à venir ?

Claire Chenu : La perte de matière organique et la baisse de la biodiversité des sols sont des préoccupations majeures aujourd’hui. Sans l’agriculture régénératrice, ou agroécologie, il sera compliqué, voire impossible, d’inverser cette tendance. Or, sans cette santé des sols, il faut s’inquiéter pour notre alimentation. Cependant, on sait qu’il est possible de retrouver une qualité des sols mais cela demande de la patience. On estime qu’il faut cinq ans pour voire de nettes améliorations. Dans certaines régions françaises, la santé des sols s’améliore légèrement notamment grâce aux rotations des cultures avec des plantes qui apportent beaucoup de matière organique. Mais globalement, la pente est encore négative. Et ça évolue plus vite dans le sens de la dégradation que dans le sens de la restauration…

Louise Baker : Au-delà de l’Europe, il s’agit d’un enjeu global de sécurité alimentaire, de climat et de stabilité sociale. Là où les sols perdent en productivité et où l’eau se fait rare, les populations se déplacent, générant des conflits et une urbanisation non planifiée. Restaurer la santé des sols pourrait ainsi stabiliser bien plus que des rendements agricoles.

Avez-vous le sentiment que les agriculteurs sont réceptifs aux changements nécessaires pour la santé des sols ?

Louise Baker : C’est un véritable défi de leur faire adopter de nouvelles pratiques sans leur imposer des contraintes qui seraient inadaptées. Les agriculteurs ont fait, depuis plusieurs décennies, un excellent travail pour assurer une production alimentaire accessible, ce qu’on leur a demandé au niveau européen. Il faut maintenant aligner les signaux du marché pour que de nouvelles pratiques, l’agriculture régénératrice, plus respectueuses de la santé des sols, deviennent économiquement viables. L’évolution doit être systémique et intégrer des incitations économiques. Ce n’est pas un seul agriculteur ni une seule politique qui changeront la donne, mais une transformation systémique

Claire Chenu : En général, les agriculteurs comprennent très bien l’importance de leur sol et en ont globalement une bonne connaissance. Mais leur intérêt pour sa santé, au-delà de la productivité, est variable. Certains pionniers s’investissent dans des pratiques régénératrices, des jeunes se forment aussi. Mais il existe également des structures plus détachées de la terre, qui regardent avant tout la productiivité à court terme, ce qui complique la sensibilisation. Quoi qu’il en soit, cela devrait évoluer assez rapidement par la force des choses…

Que faudrait-il mettre en place pour des résultats concrets ?

Louise Baker : Il faudrait que les grands groupes du secteur agricole prennent aussi leur part en surveillant leur empreinte foncière et en valorisant ces efforts via des crédits carbone. Cela pourrait même précéder des préconisations de l’ONU, car ces entreprises sont capables d’obtenir des données détaillées bien avant que les normes internationales soient unifiées.

Claire Chenu : La directive européenne, actuellement en discussion, pourrait être un outil puissant si elle parvient à intégrer des indicateurs pertinents, notamment pour mesurer la biodiversité des sols de manière plus réaliste. À l’heure actuelle, nous travaillons sur 19 indicateurs différents. Ils ont été définis par rapport aux menaces que subissent les sols. Il s’agit par exemple de quantifier la perte de sol par érosion, la perte de matière organique, la salinisation, la conductivité électrique, le tassement des terres, la porosité du sol, etc. Mais il y a encore des discussions. Par exemple, à l’heure actuelle, la mesure de perte de matière organique est en réalité un ratio entre la quantité de carbone et la quantité d’argile dans le sol, ce n’est pas la même chose. Concernant la perte de biodiversité, l’indicateur initialement choisi était le niveau de respiration du sol. C’est différent… Donc nous, scientifiques, proposons certaines modifications, comme la mesure de l’ADN environnemental pour la perte de biodiversité.

En harmonisant les données européennes sur les sols, quelles avancées concrètes espérez-vous obtenir pour mieux adapter les pratiques agricoles à chaque région ?

Claire Chenu : Harmoniser les données à l’échelle européenne permettrait aux pays de collaborer plus efficacement en adoptant des pratiques adaptées aux spécificités de chaque région. Cela renforcerait aussi la résilience des sols face aux menaces climatiques. En comprenant mieux les indicateurs de santé des sols, comme le carbone organique ou la biodiversité, chaque pays pourrait déployer des pratiques qui favorisent la régénération des sols tout en respectant les particularités locales. Cette harmonisation serait donc une étape essentielle pour une agriculture durable et adaptée.

Selon vous, quel rôle les grandes entreprises agroalimentaires devraient-elles jouer pour accélérer la restauration des sols au niveau global ?

Louise Baker : Elles peuvent jouer un rôle moteur en intégrant proactivement des pratiques régénératrices dans leurs chaînes d’approvisionnement et en soutenant les producteurs vers des méthodes plus respectueuses des sols. Par exemple, elles pourraient établir des programmes incitatifs pour réduire les intrants chimiques ou soutenir financièrement la mise en place de cultures de couverture [la pratique des couverts végétaux, NDLR]. En outre, elles disposent de moyens pour effectuer des analyses précises de l’empreinte foncière de leurs activités, ce qui leur permettrait de contribuer au développement de crédits carbone. Il est certain qu’une implication des grandes entreprises de l’agoralimentaire serait décisive pour transformer l’agriculture au niveau global.

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