Partager la publication "Un fongicide, ennemi public N°1 de la reine des abeilles"
Ce n’est plus un secret pour personne tant les alarmes se multiplient : les menaces pèsent sur les pollinisateurs, alors que la grande majorité des plantes à fleurs ont besoin d’eux pour transporter le pollen et donc se reproduire. Pour les attirer, les fleurs ont de nombreuses astuces. Elles utilisent des odeurs, des couleurs, des formes… et peuvent aussi produire du nectar.
Ce travail de pollinisation est effectué par 1080 espèces d’oiseaux, plus de 340 espèces de mammifères décrites et même certains lézards. Au moins 20 000 espèces d’abeilles dans le monde aident plus de 80 % d’espèces de plantes à fleurs à se reproduire. Excellents vecteurs de pollen, les abeilles en utilisent aussi pour leur propre consommation.
Un nombre de pollinisateurs en recul constant… et les pesticides dans le viseur
La biodiversité étant menacée par des facteurs essentiellement anthropiques (surexploitation, activités agricoles, développement urbain, augmentation des espèces exotiques envahissantes, des maladies et la pollution), le nombre de pollinisateurs ne cesse donc de diminuer. Les animaux sont soumis à un large éventail de stress qui, s’ils ne sont pas nécessairement mortels, limitent leurs performances et les services écologiques fournis.
Conçus à l’origine pour tuer, les pesticides sont des produits chimiques utilisés généralement sur les organismes nuisibles aux cultures – les herbicides pour détruire les herbes et les fongicides les champignons, par exemple.
Fongicide et butineuses affaiblies
Le Boscalid est un fongicide de la famille des SDHI, largement utilisé en culture sur les arbres fruitiers et les fleurs de colza. Son action cible la respiration mitochondriale des champignons en inhibant la succinate deshydrogénase essentielle dans la voie de production d’énergie (ATP) – présente chez de nombreuses espèces – avec pour conséquence de cette inhibition une perturbation du métabolisme dont les mécanismes de détoxification.
Les abeilles exposées à un fongicide de type SDHI sont plus sensibles à d’autres pesticides et aux pathogènes. Les fonctions chez elles liées à la recherche de nourriture seraient également perturbées, comme le suggère l’augmentation de la consommation et de la collecte de pollen dans les études de terrain.
Si les SDHI ne présentent pas de toxicité aiguë pour les abeilles domestiques, des observations d’une durée supérieure au test standard de 10 jours ou en extérieur révèlent une augmentation de la mortalité à la suite d’une exposition à des concentrations de SDHI existantes dans la nature. D’autres résultats montrent qu’ils réduisent les performances de vol et l’apprentissage chez les abeilles ouvrières et perturbent la reconnaissance des nids chez les abeilles solitaires.
L’impact sur la reine du fongicide Boscalid
Mais d’autres effets indirects pourraient exister : chez l’abeille domestique, la reine détient le monopole de la reproduction et donne naissance à l’ensemble des ouvrières de la colonie. Ne s’accouplant qu’au début de sa vie, elle ne dispose que de quelques jours pour faire le stock de spermatozoïdes nécessaire : le bon déroulement de la reproduction est donc essentiel pour elle et sa colonie.
Elle est en outre dès son émergence alimentée par les ouvrières : dans le cadre d’une étude, nous avons donc nourri des ouvrières avec du Boscalid ou sa formule commerciale, le Pictor Pro, avec des quantités comparables aux concentrations retrouvées en milieu naturel. Au printemps, les reines émergentes ont été alimentées par ces ouvrières exposées pendant deux jours.
Nous avons pu constater que les reines exposées au fongicide meurent significativement plus pendant et peu après la période des vols nuptiaux. La survie des reines exposées au Pictor Pro diminue par exemple de 48 % par rapport aux reines non exposées. Les analyses sur la descendance des reines ayant survécu au vol nuptial montrent également qu’elles s’accouplent avec 23 % de mâles en moins que les reines non exposées. Or des études ont montré les effets bénéfiques de la diversité génétique apportée par les accouplements multiples en modifiant les signaux de fertilité des reines (ses phéromones) et la productivité des colonies (plus de miel).
La descendance affectée
Nos résultats montrent donc que le Boscalid perturbe la reproduction, comme l’indique une augmentation spectaculaire de la mortalité des reines pendant et peu après la période des vols nuptiaux.
Mais l’exposition des reines au Boscalid a en outre des conséquences néfastes sur les colonies qu’elles ont ensuite établies : entre autres, la production d’œufs et de larves est plus faible, les colonies sont davantage parasitées par le Varroa – acarien vecteur de maladies chez les abeilles – et des différences apparaissent dans les quantités de stockage de pollen et la taille de la population.
Ces perturbations observées au niveau de la colonie correspondent à des conditions de stress nutritionnel et pourraient donc résulter d’une réduction de l’apport énergétique de la reine aux œufs.
La reproduction, facteur clé dans le déclin des abeilles ?
Nous avons ainsi constaté que les reines exposées présentaient une diminution des niveaux d’expression génétique d’une protéine impliquée dans la formation des corps gras.
Dans l’ensemble, nos résultats confirment la nécessité d’inclure la reproduction dans les caractéristiques mesurées au cours des procédures d’évaluation des risques liés aux pesticides. À ce jour en effet, l’évaluation des risques des pesticides avant l’autorisation de mise sur le marché réalisée sur les pollinisateurs ne considère que les ouvrières sans étudier les effets sur les reproducteurs (femelles et mâles).
Lorsque la reine joue un rôle clé dans la reproduction, comme chez les abeilles domestiques et d’autres insectes monogynes, la dégradation de cette reproduction pourrait être l’un des principaux facteurs de perte des colonies.
À propos de l’autrice : Freddie-Jeanne Richard. Enseignante chercheuse en écologie et comportement des invertébrés, Université de Poitiers.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.