Partager la publication "Comment les chiens “renifleurs” résolvent des enquêtes criminelles"
Cet article a été publié dans WE DEMAIN n°29. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne
Accepteriez-vous d’être jugé par un âne ? Toléreriez-vous qu’un perroquet décide de votre liberté ? Comprendriez-vous une décision judiciaire si elle vous était imposée par un gorille ? Hugues Grillon, lui, a bien été condamné à dix ans de prison à cause du témoignage de chiens dressés en hongrois.
Ce jour de septembre 2015, devant la cour d’assises de Basse-Terre, en Guadeloupe, le prévenu n’en démord pas : il est “étranger à cette affaire”.
Non, ce n’est pas lui qui portait une cagoule le soir du 23 février 2007 à la ZAC de Dothémare, dans la commune des Abymes. Non, Hugues Grillon ne s’est pas approché de la voiture de Patrice Mahabir. Non, il n’a pas tenté de voler le conducteur et sa passagère sous la menace d’un pistolet Manhurin. Non, devant les protestations du jeune homme, qui ne se laissait pas faire, il n’a pas tiré sur lui à deux reprises. Non, il ne s’est pas enfui au volant du véhicule, laissant la femme apeurée et sa victime dans le fossé. De toute façon, son propre pistolet Manhurin est enrayé, le barillet ne tourne plus. Tout le monde est contre lui : il s’agit d’un complot de la police avec l’appui de prétendus experts, et même des chiens qui ont reconnu son odeur dans la voiture, alors qu’il n’était bien évidemment pas là !
Devant ce flot de dénégations incohérentes, la cour est à bout. Mais en l’absence de témoins directs et avec un tueur au visage masqué, l’avocat d’Hugues Grillon pense qu’il a encore une carte à jouer. Me Samper attaque, focalisant son attention sur la femme qui accompagnait la victime au moment des faits : “Pourquoi la piste de l’amour qui tue n’a-t-elle pas été approfondie ? Je ne dis pas non plus que les chiens ont menti, car ça, c’est le propre de l’homme. Mais je ne sais pas ce qu’on leur a fait sentir, et ça, cela me dérange !”
À ce stade, et sans aveu, le doute s’installe et l’acquittement n’est plus tout à fait exclu. Après tout, la question que pose l’avocat est légitime : qu’est-ce que l’odorologie ?
“Nous sommes des lecteurs de chiens, nous analysons leur comportement, explique le major Olivier Bregeras, qui forme et dirige l’équipe spécialisée de la police technique et scientifique (PTS) à Écully, près de Lyon. Cette technique a vu le jour en Hongrie, au début des années 1970. Mon prédécesseur, Daniel Grignon, a ramené deux chiens hongrois, Tolatos et Vidra, en 2000. Dès 2003, ils étaient opérationnels. On continue d’ailleurs de commander les chiens dans leur langue. Nos chiens ne comprennent que le hongrois : keres pour “va chercher” ; ou szagolj pour “trouve le sang”. Nous les choisissons sociables, joueurs et gourmands, parce qu’on les récompense avec de la saucisse. Là, j’en ai un qui est un vrai glouton, c’est un avantage.”
L’odorologie est fondée sur l’extraordinaire capacité du flair canin. Les chiens peuvent en effet discriminer et mémoriser des milliers de molécules odorantes.
Cette aptitude est utilisée depuis des siècles pour leur faire suivre des pistes. Aujourd’hui, ils sont aussi utilisés pour détecter des stupéfiants, des explosifs et pour retrouver les victimes d’avalanche et autres catastrophes naturelles. Et ils s’avèrent donc de précieux adjoints pour l’identité judiciaire. Car chaque individu, humain comme animal, possède une signature olfactive unique. Indétectable par un nez humain, cette odeur personnelle nous est pourtant si caractéristique qu’elle nous identifie aussi sûrement que nos empreintes digitales ou notre ADN.
Les réponses apportées par l’odorologie, corroborées depuis 2016 par une étude de Barbara Ferry, neuroscientifique au CNRS, se sont d’ailleurs peu à peu imposées comme des preuves judiciaires devant les tribunaux.
Voilà pourquoi je malaxe depuis dix minutes un tissu de coton dans les locaux spécialisés de la PTS d’Écully. Mon odeur personnelle s’imprègne dans le textile, qui sera rangé dans un bocal de verre totalement hermétique. Ce prélèvement volontaire rejoint ensuite de mon plein gré le fichier de police qui constitue l’odorothèque. Une sorte de bibliothèque à l’atmosphère contrôlée où sont rangés les bocaux. Elle contient près de 7 500 échantillons d’odeur. Certains ont plus de dix-huit ans, mais leurs molécules olfactives sont toujours actives.
La fantastique physiologie du chien prend alors le relais. “La grande majorité des animaux sont macrosmatiques, m’explique Margot Perez, l’ingénieure de recherche de l’équipe, docteure en neurosciences du comportement animal. C’est-à-dire que l’olfaction est leur sens principal pour se diriger, se reconnaître, marquer leur territoire et trouver leur proie. Par exemple, chaque individu d’une colonie de fourmis reconnaît son congénère grâce à son odeur. Par contre, les singes, et donc l’être humain, sont microsmatiques : le visuel est prépondérant sur l’olfactif dans la perception des réalités.”
La muqueuse olfactive d’un berger allemand a une surface de 200 cm2 contre à peine 2 ou 3 cm2 pour l’humain. Et les cellules neurosensorielles de l’olfaction représentent 10 % du poids du cerveau d’un chien, contre un tout petit 0,29 % chez l’humain. Le chien voit littéralement ce qu’il sent.
“L’odeur humaine a trois composantes, poursuit Margot Perez. L’odeur primaire qui est stable dans le temps, l’odeur secondaire qui provient de l’alimentation ou de la prise de médicaments, et l’odeur tertiaire, liée à l’environnement, aux parfums et au tabac.”
“Le chien fait abstraction de ces odeurs parasites. Il ne se laisse pas non plus troubler par l’odeur du support, qu’il s’agisse d’une douille chargée de poudre brûlée ou du siège d’une voiture. Il retrouve toujours l’odeur primaire, celle qui qualifie l’identité propre à chaque individu. Le chien ne se trompe jamais.”
La science, elle, n’est pas parvenue à déterminer la composition exacte du cocktail de molécules odorantes qui font nos spécificités. Les recherches sur le nez artificiel et la chimie des odeurs sont incapables d’égaler, ni même d’expliquer les performances de la truffe canine. Cela motive une partie de la méfiance envers cette technique. L’odorologie ne produit ni base de données ni graphes, et pourtant elle fonctionne !
“Depuis 2003, nous n’intervenons que sur les crimes et les délits aggravés, raconte Olivier Bregeras. Nous avons traité 606 affaires avec nos cinq maîtres-chiens et nos deux scientifiques. Nous avons aujourd’hui quatre chiens opérationnels, qui restent en service actif quatre ou cinq ans. Nous avons aussi en France 500 préleveurs formés à l’odorologie qui viennent des services régionaux de l’identité judiciaire. Il faut être rapide. Les traces odorantes sont volatiles et disparaissent au bout de trois ou quatre jours, dégradées par la lumière.”
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Nous sommes maintenant dans une pièce triangulaire à l’éclairage artificiel, sans un souffle d’air, et dont le sol est lavé à l’eau claire pour éviter les parfums des détergents. Cinq bocaux parfaitement identiques sont alignés, dont l’un contient le tissu que j’ai tripoté. La vitesse d’exécution est stupéfiante : en quelques secondes à peine, le chien trouve mon bocal sans aucune hésitation.
Récompensé par un morceau de saucisse, il va recommencer à deux reprises ; dans un cas, mon bocal a changé de place, dans l’autre il est absent, ce que le chien remarque aussitôt. C’est aussi clair pour le canidé que si l’on avait disposé devant moi, en tant que singe microsmatique privilégiant le visuel, quatre bocaux bleus et un bocal rouge.
Les protocoles d’odorologie ont été validés par le CNRS, rappelle Olivier Bregeras. Pour être conducteur de chien, il faut une formation d’un an très technique. Elle compte plus que la race du chien. Tous les chiens sont susceptibles d’être dressés pour la détection d’odeurs, mais on privilégie les malinois ou les bergers allemands, par tradition. Les chiens ont, eux, besoin de six mois de formation pour passer des odeurs d’entraînement aux odeurs opérationnelles.“
“Il est impossible de masquer une odeur, elle s’échappe toujours de son contenu. Tout est une question de temps. Tant que l’émanation persiste, elle peut être détectée. C’est une technique qui mériterait d’être systématisée. Elle est encore sous-employée, car mal connue.”
Hugues Grillon, lui, ne partage certainement pas ces regrets. Car au bout de cinq heures de délibération, un record en Guadeloupe, la cour a fini par trancher : “L’intime conviction de la cour s’est fondée sur les expertises balistiques concluant que c’est bien le Manhurin d’Hugues Grillon qui a tiré les deux projectiles mortels, sur les expertises odorologiques attestant de la présence de l’accusé dans le véhicule de la victime, sur la personnalité de l’accusé, de son manque d’alibi sérieux, mais également de ses diverses contradictions.”
Verdict ? Dix ans de prison, ce qui peut sembler clément pour un homicide, mais vient s’ajouter aux dix-huit années qu’Hugues Grillon avait déjà commencé à purger au centre pénitentiaire de Baie-Mahault pour un autre meurtre commis… le lendemain de celui de Patrice Mahabir. Dix années de plus à cause du témoignage de chiens hongrois… sales bêtes !
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