Partager la publication "Gastronomie en 2050 : ce que les chefs mijotent pour demain"
« La gastronomie, c’est la pointe avancée de l’alimentation. Anticiper la gastronomie du futur, c’est refuser de la subir. Nos choix d’aujourd’hui dessinent l’assiette de demain », affirme le chef Alain Ducasse. Tout est dit ou presque. Car ce qui se joue derrière une assiette, ce n’est pas qu’une affaire de plaisir ou de tradition. C’est une porte d’entrée sur le monde de demain. Celui où les ressources devront être mieux partagées, les énergies mieux utilisées, et les pratiques remises en question. Face aux mutations climatiques, sociales et technologiques, la cuisine devient un laboratoire. Une phrase résonne d’ailleurs comme un mantra : « certitude, servitude ». Autrement dit : ne rien tenir pour acquis, mais tester, goûter, ajuster. C’est cette posture de recherche qui anime aujourd’hui les chefs en quête de sens.
Une centaine d’entre eux étaient rassemblés le 7 avril dernier au Hangar Y à Meudon pour parler de gastronomie durable en 2050. Le réseau d’hôteliers et restaurateurs indépendants Teritoria, présidé par Alain Ducasse. Avant le traditionnel « Déjeuner des chefs », deux tables rondes ont permis d’explorer une thématique qui intéresse de plus en plus la filière : “Comment les chefs peuvent-ils se préparer dès maintenant aux évolutions à venir ?”

Moins de viande, plus d’idées
“Moins mais mieux“, résume sobrement Alain Ducasse. Moins de protéines animales, mais de meilleure qualité. Moins de cuisson, plus de cru, de fermentation, de techniques sobres en énergie. Une réinvention de l’assiette, qui ne sacrifie pas le goût, bien au contraire. Le Déjeuner des Chefs a parfaitement illustré cet état d’esprit : verres de farine croustillants, asperges crues à l’oseille et lard fermier, céleri rémoulade vegan associé à un faux thon – le TunaliciOus frappant de réalisme –, élaboré à partir d’une protéine végétale parfumée, plat à base d’algues et de champignons… Une exploration du futur où l’aspect gustatif n’a rien perdu de sa force.
“On a voulu ouvrir des perspectives, même si elles peuvent déranger. L’idée, c’est d’essayer, de réfléchir, pas de rester figé“, explique Christophe Saintagne, un des deux chefs du restaurant Les Roseaux au Hangar Y. Il y partage l’affiche avec Laura Portelli, qui a longtemps travaillé aux côtés de Pierre Gagnaire, un autre grand amoureux de la cuisine végétale.
La rencontre a aussi été l’occasion d’explorer des techniques ancestrales, comme les différents types de fermentation. Des solutions novatrices ont aussi été présentées, à l’instar de la conservation par haute pression non thermique. En tuant les micro-organismes susceptibles de provoquer des maladies ou d’altérer les aliments, elle permet de garder des aliments frais pendant 30 jours sans altération. Ainsi, des crevettes crues, vieilles de plusieurs semaines, gardent toute leur fraîcheur. Une révolution pour la chaîne logistique. Et une nouvelle façon de penser le temps en cuisine.

Cuisiner dans les limites planétaires
Comme une mise en bouche à cette matinée de réflexion, Clément Ory, leader du pôle agriculture & agroalimentaire chez Carbone 4, a partagé ses projections sur l’alimentation de demain. Il a posé d’emblée le cadre : les ressources sont limitées et l’impact environnemental de notre assiette est massif.
Et en 2050 ? « Nous n’avons pas de boule de cristal mais nous avons des tendances. En 2050, on sait d’ores et déjà qu’on aura un monde déréglé. On aura des climats très chauds, avec des épisodes de canicule qui commencent en mai et qui peuvent durer jusqu’en septembre. C’est colossal. Un monde déréglé, ça veut aussi dire qu’on peut aussi avoir des années très humides, très pluvieuses, comme 2024. Donc trop de sécheresse et de canicule, cela aura un impact sur les rendements agricoles. Trop de pluie, d’humidité, de maladies aussi, cela aura une influence négative sur les agriculteurs. Quels que soient les efforts qu’on peut faire pour décarboner l’assiette, ou pour décarboner nos industries et nos habitudes au quotidien, on sait déjà qu’en 2050, on aura des problématiques sur les cultures et les élevages. Il faut s’y préparer. »
Il faudra faire des choix drastiques
L’inertie climatique ne pourra pas être entièrement combattue d’ici 2050 même en changeant drastiquement nos modes de vie mais on peut néanmoins essayer de limiter la casse. Cela passe par la réduction des émissions, en changeant notamment ce qu’on met dans nos assiettes, mais aussi en se préparant à d’éventuelles ruptures d’approvisionnement dans certains terroirs, à l’arrêt de production de fromage, de lard dans certaines zones par exemple. Et la gastronomie devra s’adapter.
« Prenons l’exemple du Salers, une production fromagère typique du Cantal. Lors de la sécheresse en 2022, ils ont arrêté la production, puisqu’il n’y avait plus assez d’herbes pour alimenter les vaches, et donc plus de capacité à respecter les charges de l’appellation. Il faudra peut-être faire cela de plus en plus souvent dans les décennies à venir. On peut légitimement penser que toutes les productions fromagères dans les Alpes, y compris les Alpes italiennes, seront affectées », explique Clément Ory.
Moins de viande et de produits dérivés des animaux, donc, mais aussi davantage de légumineuses, de fruits et légumes et une sobriété choisie dans les approvisionnements. L’approche repose sur une idée simple mais exigeante : il faut repenser le système alimentaire dans son ensemble, depuis les modes de production jusqu’à nos habitudes de consommation.

De la tradition à l’innovation, sans fracture
La cuisine, ce n’est pas que les aliments, ce sont aussi tous les outils autour. Philippe Zavattiero, directeur de la division professionnelle d’Electrolux, observe ces environnements depuis plus de vingt ans. Et il le constate : « Dans la grande cuisine française, tradition et innovation sont souvent perçues comme antagonistes. Mais il n’y a pas de contradiction. Il faut les réconcilier. »
Les exemples ne manquent pas. Le four vapeur, inventé dans les années 1980, a mis près de 50 ans à s’imposer. L’induction plafonne encore à 60 % d’adoption. “Pourtant, c’est plus sûr, plus propre, plus ergonomique. Mais les freins culturels restent très puissants“, analyse-t-il. Cela n’empêche pas Electrolux d’envisager l’arrêt complet de la vente de cuisines au gaz d’ici 2030. Une façon de pousser la transition. D’autant que l’induction est aussi une promesse de confort pour les jeunes générations de cuisiniers : “Ils ne veulent plus travailler dans des conditions extrêmement contraignantes. L’ergonomie devient centrale.” Et les outils s’adaptent : “On passe des marmites de 200 litres à des équipements pour 4 ou 6 portions. On veut plus de diversité, moins de gaspillage”, résume-t-il.
Des solutions technologiques pour gagner en sobriété
Une autre piste pour les cuisines de 2050 (et avant) : innover dans la plonge. C’est le poste le plus ingrat d’un restaurant. Mais, là aussi, l’innovation peut changer la donne grâce au lavage sans eau. « La vaisselle, c’est l’un des piliers invisibles de la cuisine. Et pourtant, elle consomme des quantités phénoménales d’eau et d’énergie », rappelle Philippe Zavattiero.
La technologie n’en est qu’à ses débuts, mais elle promet d’ores et déjà une rupture : grâce à des systèmes fermés de vapeur, d’air sous pression ou de microfibres, certaines machines expérimentales pourraient nettoyer la vaisselle sans une seule goutte d’eau potable. “Si l’on réussit à industrialiser ces systèmes, on changera non seulement la cuisine mais tout le modèle logistique et énergétique de la restauration”, assure l’expert. Il ne cède pourtant pas au technosolutionnisme à tout craint : “ce qui fonctionne aujourd’hui, ce n’est pas la robotisation, c’est l’automatisation”, conclut-il.
L’intelligence artificielle entre en cuisine
Elise Masurel, fondatrice de Catalyst IA et ancienne directrice de l’école de l’Ecole Ducasse, défend une vision positive de l’intelligence artificielle : “L’IA n’est pas là pour remplacer les chefs, mais pour les décharger.” Elle cite des exemples concrets : génération de plannings, synthèse d’avis clients, veille concurrentielle ciblée, gestion des stocks et des prévisions, aide à la communication sur les réseaux sociaux… Pas question cependant qu’une IA ne s’insère dans la recette d’un grand chef. La gastronomie pose ses limites. Mais l’intelligence artificielle peut venir en appui.
“L’IA est capable d’analyser le bilan carbone d’une recette en fonction de ses ingrédients. Ou proposer des substitutions locales en cas de rupture d’approvisionnement”, ajoute-t-elle. C’est aussi un outil puissant de personnalisation de l’expérience client, dans un monde où la digitalisation fait converger l’hospitalité et la data. Mais elle prévient : “Pour que ça fonctionne, il faut former. Il faut que les chefs et leurs équipes s’approprient ces outils. Et que les managers portent cette transformation.”
La gastronomie comme territoire d’opportunités
Cette matinée dédiée à la vision des chefs et experts en 2050 montre que le futur de la gastronomie n’est pas figé. Il se construit entre audace et pragmatisme, entre haute cuisine et nouvelles attentes, entre savoir-faire et intelligence collective. « Ce qui fera la différence demain, c’est l’expérience, la régularité, l’engagement. » Mais des inquiétudes sont bien présentes parmi les chefs : « En 2050, qu’est-ce qu’on va faire manger à nos clients ? Je me rends compte qu’il y a une élitisation des produits de qualité. On parle d’alternative, mais au quotidien, qu’est-ce qu’on va pouvoir manger ? Il y aura moins de viande, les légumes coûteront de plus en plus cher, on aura moins de protéines… Est-ce que seuls certains pourront manger bien, propre et durable, pendant que les autres n’auront accès qu’à une offre dégradée ? »
Loin d’un avenir techno-fantasmatique, la gastronomie de 2050 s’ancre dans le réel. Elle compose avec les saisons, les outils, les cultures, les convives. Et elle nous rappelle une évidence : bien manger, ce n’est pas un luxe. C’est un art de vivre. Un acte politique. Et, possiblement, une opportunité de créer un monde plus juste, plus savoureux, plus durable.
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