Partager la publication "Hindou Oumarou Ibrahim (Tchad) : “Cartographier les ressources naturelles permet d’apaiser les tensions”"
Hindou Oumarou Ibrahim, 39 ans, militante écologiste et défenseur des droits des peuples autochtones, était loin de se douter, plus jeune, qu’elle mènerait à bien un projet de cartographie des ressources naturelles autour du lac Tchad afin d’apaiser les tensions entre tribus autochtones et pour aider à la régénération d’une région en grande difficulté avec le réchauffement climatique qui touche tout particulièrement l’Afrique.
Pourtant, son action – la cartographie participative – vise à planifier ensemble un avenir plus sûr et plus prospère pour toute la région. Lauréate du Prix Rolex 2021, Hindou Oumarou Ibrahim se bat pour que le lac Tchad, qui a perdu 90 % de sa surface en quarante ans, ne disparaisse totalement, entraînant dans sa chute les 30 millions de personnes pour qui il est essentiel dans la vie. Elle nous raconte le combat qu’elle mène jour après jour. Née en 1984 à N’Djaména, elle est membre de la communauté peule Mbororo du Tchad.
WE DEMAIN : Pouvez-vous nous expliquer quel est votre parcours ?
Hindou Oumarou Ibrahim : Je suis née dans une communauté autochtone peule au Tchad, les Mbororos, de par ma mère. J’ai eu de la chance car elle a voulu que je fasse des études et non que je sois mariée jeune comme le veut la tradition. Donc je vivais une partie de l’année à N’Djaména [la capitale du Tchad, NDLR] où j’allais à l’école et je repartais dans la communauté, rejoindre ma grand-mère pour la saison nomade.
J’ai d’abord fait un BTS comptabilité et finance mais j’ai ensuite bifurqué vers une licence de gestion de projet avant de partir en France suivre une formation sur les peuples autochtones à la Faculté de Droit et de Science Politique de Dijon. De retour dans mon pays, j’ai décidé de consacrer ma vie à la lutte pour le droit des peuples autochtones et pour la protection de l’environnement.
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Comment devient-on cartographe quand on n’a pas fait d’études dans ce domaine ?
Quant ont fait partie d’un peuple nomade ou semi-nomade, forcément on née cartographe ! On apprend très vite à se repérer dans l’espace et à trouver son chemin dans une ère géographique. C’est une question de survie. On acquiert donc cette expertise de la lecture du terrain depuis tout petit. Mais les savoirs et connaissances en la matière se transmettent généralement à l’oral.
On apprend les saisons, les pâturages, les écosystèmes… on se souvient où se situent les zones humides qui vont nous permettre, ainsi qu’aux troupeaux, de survivre pendant la saison sèche. Et on se dirige vers les zones sèches pendant la période des pluies. Tout ce sont des savoirs et connaissances énormes mais qui, jusqu’à présent, ne se transmettaient qu’à l’oral. J’ai pensé que de mettre toutes ces ressources naturelles sur du papier, sur une carte, aurait plusieurs intérêts, dont celui d’apaiser les tensions entre les communautés qui vivent dans la région.
Concrètement, comment procédez-vous pour créer cette cartographie participative ?
Nous créons des cartes en 2D et en 3D pour avoir les lignes et courbes de niveau. La première victoire est de convaincre tout le monde de se réunir pour créer cette carte. Ce sont aussi bien des nomades que des agriculteurs, des pêcheurs, des éleveurs… Souvent, les communautés s’assoient pour la première fois toutes ensemble à cette occasion. C’est un premier geste fort. Ensuite, ce sont généralement les hommes qui indiquent les crêtes et les plateaux, les rivières et les lieux sacrés. Les femmes, elles, répertorient les points d’eau. On indique les forêts primaires, les plantes traditionnelles… tout ce qui a de l’importance en termes de ressources naturelles. Pour la dernière carte, 116 communautés ont participé pour cartographier 2500 km2.
Le fait d’identifier ces points d’eau, ces ressources et que tout le monde s’accorde sur le sujet permet d’abaisser les tensions entre les communautés. Cela permet aussi de mieux définir, ou redéfinir, les couloirs de transhumance et de s’accorder sur une bonne gouvernement des accès à l’eau potable. Avec le réchauffement climatique, nous n’avons pas d’autre choix que partager nos connaissances et s’accorder sur une bonne gestion pour notre survie et celle de nos animaux.
“Avec le réchauffement climatique, nous n’avons pas d’autre choix que partager nos connaissances et s’accorder sur une bonne gestion pour notre survie et celle de nos animaux.”
Hindou Oumarou Ibrahim
Ensuite, vous voulez restaurer les écosystèmes pour lutter contre la désertification…
Oui, c’est une question de survie pour tout le monde. La disparition des forêts est un vrai problème, tout comme la surpêche dans le lac. Certes, des lois ont été mises en place. Elles existent et devraient permettre de lutter contre la déforestation mais l’exploitation illégale reste très présente. C’est aussi pour cela que l’existence d’une carte, créée par tous et partagée, peut aider à prendre conscience de l’urgence du lutter contre le réchauffement climatique et à mieux gérer les ressources qui existent encore.
Il faut ensuite davantage développer l’agroécologie pour mettre en place une agriculture durable. Cela passe par le fait de replanter des zones. Souvent, c’est là que les femmes interviennent. Elles vont prendre un écosystème dégradé et, très conscientes que la sécurité alimentaire passe par là, mettre tout en œuvre pour restaurer l’environnement.
Quelles sont les prochaines étapes de votre projet ?
Nous finalisons actuellement une nouvelle carte autour du lac Tchad qu’il faut maintenant digitaliser. Nous allons aussi l’accompagner d’une charte de bonnes pratiques qui sera ratifiée par l’ensemble des communautés de la zone. Ensuite, je voudrais commencer aussi à cartographier des régions du Niger qui sont dans la même situation que le Tchad. Je pense vraiment que la cartographie participative permettrait d’éviter tous ces conflits intercommunautaires au Tchad, au Burkina, au Niger. Ce sont plusieurs centaines de personnes qui meurent chaque année de conflits locaux par manque de gestion harmonieuse des ressources naturelles.
Ces cartes sont ensuite partagées avec des scientifiques, car elles sont plus détaillées et plus riches que celles que l’on peut établir sur la seule base de l’imagerie satellitaire. Cela a donc un réel intérêt pour la compréhension du réchauffement climatique et le suivi de la régénération de zones dégradées.
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