La meilleure manière de résister aux tentations est d’y céder. J’ai démarré à 11 h 30 du matin par deux cocktails au CBD. L’apéritif. Il fallait bien ça pour goûter au « cannabis light », la marijuana sans effet stupéfiant qui a connu un grand engouement pendant le confinement, aussi bien dans sa version à fumer que dans ses multiples déclinaisons à ingérer.
Je m’installe au bar Bisou, dans le Marais (Paris 3e). Le patron, Nicolas Munoz, champion de France 2017 du cocktail, y improvise ses drinks selon l’humeur de ses clients. Je lui suggère CBD et Planer, il m’a apporté un Fraîcheur d’Orient, une citronnade à la fleur d’oranger avec un Seltz et deux gouttes couleur d’or, le CBD. Puis un Tea for Two, un thé vert aux fraises coiffé d’une violette, lui aussi rehaussé au CBD.
Ambiance en bouche… des notes suaves sur un fond mordant. Mais aucun goût de cannabis. Pourquoi, Nicolas ? « Je privilégie les saveurs de fruits frais. Ici, c’est l’effet qui est recherché, pas son bouquet. » Justement, un jeune couple s’attable en terrasse et commande… deux cafés au CBD. La femme se confie. La rumeur selon laquelle le Bisou proposait des boissons au cannabis légal a fait le tour du Marais, et lui a donné l’envie de venir. Le frisson de l’interdit licite. Mais pas seulement. « J’aime bien son effet apaisant, antistress. Je bosse comme une cinglée, ça me calme, ça me recentre… »
Cet article est issu de WE DEMAIN n°35 en kiosque depuis le 26 août 2021, et disponible sur notre boutique en ligne !
Nicolas : « Pendant le confinement, l’État nous a interdit de servir de l’alcool, nous, les cocktailiers ! Alors on l’a remplacé par du CBD. Le client cherchait une nouvelle expérience, l’ivresse a horreur du vide. »
L’ivresse est un bien grand mot pour décrire les effets du cannabidiol, le nom savant du CBD, une des substances actives présentes dans le chanvre sans être considérée par la loi comme un « modificateur de conscience », c’est-à-dire une drogue. Le 23 juin 2021, la Cour de cassation a d’ailleurs estimé que la vente de CBD, légale en Europe, n’est pas illicite en France.
Une agréable torpeur me gagne sous le soleil de juin. Elle monte doucement. Je me sens tranquille, pas pressé. Je n’éprouve pas cette euphorie soudaine mêlée d’une sensibilité acérée aux détails incongrus, au groove d’une musique, aux mots devenus « risibles » propre au THC ou tétrahydrocannabinol, la molécule psychédélique du cannabis, un état bien décrit en 1846 par Théophile Gautier dans Le Club des Haschischins.
Nicolas Munoz montre la petite bouteille d’huile de cannabidiol d’où il extrait les gouttelettes parfumant ses cocktails et ses cafés. Elle provient d’une société au nom inattendu, Maison Vertu, un petit artisan réputé du CBD en France. Je les appelle. Pierre Brunet, son cofondateur, 25 ans, répond : « Pourquoi invoquer la vertu ? Je veux faire connaître toutes les vertus de cette plante méconnue, le chanvre, ses tiges fibreuses dont on fait depuis des siècles les cordages des bateaux, et ses belles floraisons qui donnent le CBD et le cannabis. »
Pierre Brunet s’en désole et s’en félicite à la fois : « Nous ignorons en France la plupart de déclinaisons cosmétiques, thérapeutiques et culinaires du CBD. Nous sommes très en retard par rapport à l’Italie et la Suisse, je ne parle pas des États-Unis. »
Outre-Atlantique, toute une pharmacie de confort au CBD doublée d’une pâtisserie, confiserie, tisanerie antistress se développe depuis des années. En Europe, le mouvement suit.
Voilà pourquoi Pierre Brunet s’est lancé dans le CBD avec deux associés aussi jeunes que lui, persuadé de surfer sur le marché porteur des fumeurs de beuh (résine issue du cannabis, plus connue sous le nom de haschich).
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Très vite, il s’est fait connaître de plusieurs bars, le Rehab (Paris 1er), la Mezcaleria (Paris 3e), fameux pour leurs cocktails. Aujourd’hui, Maison Vertu propose plusieurs huiles au CBD destinées aux boissons et gâteaux. Elle vend des tisanes « apaisantes », Petite Douceur ou Un moment de détente, ainsi qu’une belle variété de fleurs de CBD n’excédant pas 0,2 % de THC, comme l’exige la loi européenne. Elles peuvent être infusées, émiettées sur des salades et des plats, ou fumées.
La grande crainte de Pierre Brunet : que le gouvernement recule sur le CBD, décrète les fleurs de chanvre illégales. « Il y a au moins 500 magasins de CBD en France. Il risque de tuer une industrie naissante, alternative au cannabis illégal, qui est déjà florissante en Italie et en Suisse. »
Mais l’heure tourne. Nous filons déjeuner chez Will’s Deli, rue Poissonnière (Paris 2e). Juste avant de partir, Eric Garault, notre photographe, prend deux gouttes d’huile Maison Vertu à 20 % en sublingual. Quand nous arrivons, il est tout chose : « Dis donc, pendant le trajet, je me suis senti cool d’un coup. Détendu. À un feu, une bagnole m’a klaxonné pour que je démarre vite, j’ai dit au chauffeur “Calme-toi, mon gars, tu vas faire un ulcère. Tranquille…” ». Eric dit apprécier la sensation «relaxante » de l’huile et qu’elle correspond à sa philosophie de vie. « J’ai l’impression d’être tombé dedans quand j’étais petit. Ne pas se stresser, rester à la coule. »
Décidément, l’effet apaisant naturel semble se confirmer. Pour en savoir plus, je téléphone à Stéphanie Caille-Garnier, chercheuse en neuropsychologie et addictologie au Neurocampus de Bordeaux. Elle confirme : « De nombreux travaux ont identifié l’action anxiolytique du cannabidiol sur notre système nerveux, via des récepteurs intérieurs, les endocannabinoïdes, et probablement via les récepteurs à sérotonine impliqués dans la régulation de l’humeur, l’anxiété
et la dépression. »
La neuropsychologue rappelle que le cannabis est utilisé « depuis des millénaires pour lutter contre l’angoisse, les troubles du sommeil, en antidouleur et en anti-inflammatoire ». On le trouve dans la pharmacie de l’empereur chinois Shen Nong (2700 av. J.-C.), représenté dans la tombe de Ramsès II en Égypte, en Inde, dans une boisson au cannabis très ancienne contenant CBD
et THC, toujours consommée lors des fêtes hindoues.
Au Will’s Deli, à 13 heures, c’est le coup de feu. Une petite foule se presse pour profiter de ce nouveau delicatessen dans la tradition ashkénaze new-yorkaise. Caviar d’aubergine, baba ganoush, foies hachés, et sandwich au pastrami (poitrine de bœuf, ndlr).
Sacha et Simon, les deux jeunes qui ont lancé l’affaire, portent un T-shirt « Legalize Pastrami » orné d’une feuille de marie-jeanne. Un clin d’œil au débat sur la légalisation du cannabis, mais aussi une fantaisie. Ils proposent un Pastraweed, un sandwich au pastrami parfumé d’une moutarde au CBD parsemée de débris de feuilles de cannabis sans THC.
Quand nous faisons la photo de Simon égrainant une fleur de chanvre sur le sandwich, les clients réagissent. Ce sont presque tous des jeunes des bureaux du quartier. Beaucoup reconnaissent la sommité de la plante et rigolent. Une grande discussion s’engage sur le trottoir, le procès du paternalisme français en matière de cannabis. « J’ai lu que Darmanin veut interdire la vente de fleurs de CBD. C’est portnawak [n’importe quoi, ndlr] ! J’en prends en infusion pour dormir, il veut contrôler ça ! » « Expliquez-moi…, la France est le pays le plus répressif d’Europe sur le cannabis et le CBD, et il y a 5 millions de fumeurs de weed », « Ils nous prennent pour des imbéciles. Quand je dois conduire, je ne bois pas à une soirée, avant un exam, je ne fume pas d’herbe. Chacun gère sa consommation. »
Pas de repas sans dessert. Nous voici chez Glazed, l’« artisan sucré » de la rue des Martyrs (Paris 9e) qui propose glaces, sorbets, « skimos », desserts glacés et caramels de haute volée mais avec des principes : que des fruits bio et de saison, du lait de la région parisienne et un « laboratoire » dans Paris (pour respecter les circuits courts). La jeune et passionnée Charlotte présente ses « musts » : une glace au pop-corn, caramel et poivre à queue ; un sorbet mangue et piment d’Espelette ; une gaufre salée à la patate douce, au coco et à la coriandre.
Mais nous sommes là pour goûter ses dernières créations : la mousse au chocolat, le caramel liquide et la glace vanillée à l’huile de CBD. Elle provient d’un artisan parisien, Léo Berliner, qui a cocréé FrenchFarm.ac. Ce dernier présente sa « ferme française » comme « une maison consacrée au bien-être alliant CBD et phytothérapie ».
Elle offre plusieurs huiles, des e-liquides à vapoter, des sirops, des « vape pen », du chocolat, des confitures et du miel au CBD, et organise des « weediners », des « dîners infusés au CBD » mêlant « gastronomie et mixologie », imaginés par le chef japonais Sho Miyashita. Y sont conviées des personnalités susceptibles de faire progresser la cause du CBD et du cannabis en France.
Car Léo Berliner regrette les reculs incessants de l’Etat. Cela génère, dit-il, « un marché gris, en dépit d’une forte acceptation ». En France, d’après lui, « le potentiel est évalué à 1 milliard d’euros si le marché était régulé avec une filière française de production et d’extraction et usage de la fleur de CBD ».
La glace servie par Charlotte, à la terrasse de Glazed, distille un petit goût significatif, herbeux, pinçant, de cannabis. Son caramel au CBD est légèrement amer. La boule à la graine grillée de chanvre évoque le feu de bois. Tout cela est original. Je ressens un effet apaisant mais très doux. J’en touche un mot à Charlotte. Elle me dit que je devrais essayer sa crème au chocolat, plus chargée en CBD. Quand elle en mange le matin, la sensation vient, le calme s’installe.
Après deux glaces et un caramel, je suis écœuré par tout ce sucre. Une ou deux gouttes en sublingual, peut-être ?
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