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Les Engraineuses sèment l’écoféminisme

Tout a commencé comme un jeu de piste. « Donnez-moi rendez-vous dans un lieu écoféministe… — D’accord, La Patronnerie, 51 rue de la Fontaine-au-Roi, Paris 11e. » La Patronnerie ? J’ai visé sur Internet. C’est « un gang de patronnes » relié en ligne, un « espace de coworking féminin » et un « lieu d’empowerment » pour les femmes décidées à s’initier à l’entreprise. Un lieu féministe moderne… Mais pourquoi « écoféministe » ?

Cet article a initialement été publié dans le n°32 de la revue WE DEMAIN, disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne

Imaginez une grande vitrine dépolie accolée à une petite boutique bleue nommée Plouf. J’entre, quatre jeunes femmes concentrées sur des ordinateurs me toisent, une cinquième me reçoit. « Alice Guyot, patronne de la Patronnerie. » Trente ans et des lumières dans les yeux, elle explique le projet : « Nous nous entraidons entre femmes pour monter des affaires. Nous formons et accompagnons des projets dans la mode ou les cosmétiques, ou dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, autour de produits écoresponsables, fabriqués en France. » Elle me tend son manifeste. On lit : « Nous pensons que la co-construction et la sororité sont une source intarissable d’énergie et de business. Tu as besoin d’être entourée et épaulée ? Tu trouveras chez nous bien plus qu’une oreille à ton écoute : des solutions concrètes. »

« Sororité », le concept revient beaucoup chez les écoféministes. Mais voilà que Solène Ducretot et Alice Jehan, avec qui j’ai rendez-vous, surgissent du sous-sol par un escalier en colimaçon. Trente ans à peine, les deux fondatrices du collectif Les Engraineuses m’entrainent dans le show-room pour que nous discutions sans déranger les « patronnes ».
— Alors, pourquoi m’avoir convoqué à La Patronnerie ?
Solène Ducretot, toute de blanc vêtue, répond :
— Alice Guyot a participé à notre ouvrage collectif, Après la pluie (éd. Tana, 2020), où elle explique son idée de « sororité entrepreneuriale ». Elle est très sensible à l’éthique des produits conçus par les sociétés qu’elle conseille.
— À leur qualité écologique, à la consommation responsable, ajoute Alice Jehan, toute vêtue de gris clair.
« Sororité » plus « production éco-éthique », l’écoféminisme commence à se dessiner…

Les Engraineuses – d’un trait : passionnées, précises, engagées – ont organisé le 29 juin 2019 à Pantin le premier festival écoféministe français, Après la pluie. Pourquoi ce nom ? « Après la pluie, le beau temps, les moissons, les floraisons, la pluie révèle la fertilité, l’abondance de la Terre », répond Solène. Car, précise-t-elle, tout un courant de l’écoféminisme s’inspire des mythologies célébrant la Terre-mère nourricière, très présentes en Amérique latine avec la figure de la Pachamama andine, mais aussi en Inde, avec celle de la shakti, le principe féminin hindou.

« la domination des femmes et l’exploitation de la nature relèvent d’une même démarche. »

1 600 personnes se sont déplacées pour assister aux tables rondes d’Après la pluie sur l’histoire du mouvement – le concept d’écoféminisme a été forgé en 1974 par la philosophe française Françoise d’Eaubonne – ou sur le rôle des femmes dans la transition écologique, mais aussi pour participer à des ateliers de végétalisation à coup de « bombes de graines » ou suivre des séances de hatha yoga. Une vaste palette d’activismes et de sensibilités, non ? « C’est vrai, renchérit Alice Jehan, l’écoféminisme recouvre un large éventail d’idées et de pratiques : cela va du militantisme environnemental et social à des actions pour régénérer l’espace urbain, en passant par l’agroécologie et la reforestation, jusqu’à une approche plus spirituelle destinée à développer sa richesse intérieure. »

À lire aussi : 3 patronnes de l’écoféminisme

Sorcières et guérisseuses

Comment les Engraineuses en sont-elles venues à s’intéresser à toutes les facettes de l’écoféminisme ? Leurs histoires méritent d’être racontées. Alice Jehan le confie volontiers, elle a été élevée dans « une famille très sensible à l’écologie ». Si bien qu’elle démarre dans la vie active par un service civique au sein de l’association Génération cobayes, qui alerte la jeunesse sur les produits nocifs pour leur santé. « C’est à Génération cobayes que j’ai découvert les perturbateurs endocriniens, dit-elle… et que j’ai rencontré Solène. » Elle fait ensuite des études à l’Institut national des langues et des civilisations orientales (Inalco), département japonais, puis en management international à l’École universitaire de management (IAE) de Bordeaux. Diplômée, elle cherche un emploi dans le secteur social… et devient féministe : « Je me suis rendu compte que c’est plus difficile pour une femme d’être embauché, s’agace-t-elle. Mais aussi que j’avais tendance à me dévaloriser face aux hommes. » Une lecture va la motiver, En avant toutes (éd. Lattès, 2013) de Sheryl Sandberg, une des dirigeantes de Facebook, qui exhorte les femmes à avoir de l’ambition. Elle devient bientôt cheffe de projet pour des associations, tout en s’affirmant féministe d’un côté et écologiste de l’autre.

 ”L’écoféminisme recouvre un large éventail d’idées et de pratiques. ”

Une rencontre va la faire basculer dans l’écoféminisme : Pascale d’Erm, l’autrice de Sœurs en écologie (éd. La mer salée, 2017), qui retrace l’histoire des grandes figures de femmes en relation profonde avec la nature : les prêtresses des grandes déesses antiques, les sorcières et guérisseuses du Moyen Âge, la révolutionnaire Rosa Luxemburg ou encore Rachel Carson, l’autrice américaine de Printemps silencieux (1962)… « Je me suis aperçu, explique Alice, que les idées, les valeurs de l’écoféminisme correspondaient à tout ce que je portais en moi. Les graves problèmes nés de la domination des femmes mise en place par le patriarcat et ceux de l’exploitation de la nature relèvent d’une même démarche toxique. Dans les deux cas, l’homme essaye d’assujettir des phénomènes vivants qui ne peuvent pas être maitrisés. »

Une tout autre voie mène Solène Ducretot à l’écoféminisme. Elle suit un cursus de cinéma, et fait un grand voyage à 20 ans. « J’ai découvert les endroits les plus magnifiques de la Terre, mais j’ai aussi vu l’impact terrible de la pollution en Asie, en Indonésie, en Thaïlande, les monceaux de déchets, les effets du tourisme de masse… » De retour, elle cherche un métier « ayant du sens » : « Je suis devenue journaliste dans le secteur de l’économie sociale et solidaire en traitant d’un côté les sujets environnementaux, de l’autre des sujets d’égalité femmes-hommes. »

Deuxième édition du festival

En 2016, elle découvre la philosophe écoféministe Émilie Hache et son ouvrage Reclaim (éd. Cambourakis, 2016). « Reclaim », un concept qui vient de l’écologie, signifie à la fois régénérer et réhabiliter la nature. Les écoféministes du monde entier se le sont approprié, l’ont traduit en actes concrets – elles prennent la parole dans le livre d’Émilie Hache : l’Indienne Vandana Shiva défend l’agriculture biologique, la « sorcière » américaine Starhawk promeut la permaculture…
Solène Ducretot se sent aussitôt proche d’elles. Elle comprend que son engagement social et solidaire ne suffit plus : « Je me suis dit : qui voudrait à parts égales d’un gâteau empoisonné ? Pourquoi se battre pour le droit des femmes, des animaux, les questions d’intersectionnalité et toutes les problématiques qui en découlent, si c’est sur une planète qui ne peut plus nous accueillir ? » Elle devient écoféministe.

“Pour l’heure, la France est passée à côté de l’écoféminisme”.

En réalisant l’ouvrage collectif Après la pluie, où interviennent 60 autrices, les Engraineuses se rendent compte à quel point la France est passée à côté de l’écoféminisme, très implanté en Amérique latine, en Inde, aux États-Unis. Voilà pourquoi, lors de notre rencontre mi-octobre, elles préparaient pour début novembre la deuxième édition du festival Après la pluie, qui devait avoir lieu en ligne et durer une semaine. Cette fois, le champ d’intervention est encore plus ample : on y parle du care et du self care, des luttes écoféministes en cours, mais aussi du « leadership féminin ». Car l’écoféministe n’est pas une idéologie ou une doctrine ou un parti, mais, insiste Solène Ducretot, « un mouvement pluriel, riche et divers ». « À la fois concret, engagé, militant, surenchérit Alice. Mais aussi une ébullition artistique, littéraire, musicale… » En effet : un atelier de street art, une chorale, des performances, des ateliers de créativité, tout cela en ligne, seront présents au prochain Après la pluie. Alors, prêt.e.s pour l’écoféminisme ?

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