Partager la publication "Les “reborn”, ces bébés artificiels qui soignent leurs “parents”"
Voilà de nombreuses années qu’Amanda lutte contre la dépression. Jusqu’en 2017, cette photographe londonienne d’une quarantaine d’années n’éprouvait guère de réconfort et de confiance en elle que lorsqu’elle tenait dans ses bras les bébés de ses amis ou quand elle jouait avec leurs animaux domestiques. Immédiatement, cela la rendait plus sereine. Amanda a toujours été célibataire et souhaite le rester.
Pourtant, lorsqu’un jour de 2017 elle découvre par hasard l’existence d’A.J. sur Internet, c’est le coup de foudre. Dans ce petit visage joufflu, elle assure retrouver des traits familiaux. La fossette sur le menton de son grand-père ; la couleur des yeux et des cheveux des membres de sa famille. Un bébé qui lui ressemble, mais à 100 % constitué de vinyle et poils mohair. Cette poupée, qu’elle a ”adoptée” sur-le-champ et qu’elle chérit depuis comme sa propre chair, est un reborn.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 31, paru en août 2020. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne
C’est aux États-Unis, dans les années 1990, que sont apparus les premiers modèles de ces poupées ressemblant à s’y méprendre à des nouveau-nés. Elles suscitent l’engouement d’une communauté de passionnés qui cherchent à obtenir un réalisme poussé à l’extrême.
Les plus sophistiquées sont équipées de systèmes électroniques reproduisant les battements de cœur, la succion ou la respiration d’un vrai bébé. Vouées à différents usages, de la simple collection à l’enfant de substitution, elles souffrent aussi d’une mauvaise image. Suscitant parfois le malaise. Voire l’angoisse.
Nous sommes allés à la rencontre de cette communauté pour la comprendre. D’où vient cette aspiration à imiter la vie avec du plastique, de la peinture acrylique et des poils de chèvre ? Qu’est-ce qui pousse une femme, un couple, à adopter – le mot “acheter” est tabou – un bébé qui lui ressemble, à l’aimer comme sa propre chair, à le promener en poussette, l’habiller ou même lui aménager une chambre ?
Leurs fabricants les vendent sous forme de kits en vinyle comprenant des jambes, des bras, une tête et un corps mou, auquel il est possible d’ajouter une plaque ventrale et un torse. Les artistes reborn peignent ces kits avec de nombreuses couches successives, une trentaine si besoin. Une fois la peinture fixée au four, ils intègrent les yeux. Puis implantent un à un les cheveux, les cils et les sourcils, constitués de poils de chèvre mohair.
Des éléments peuvent être ajoutés. Un cordon ombilical ; un simulateur de battement de cœur ou de respiration ; ou des aimants permettant la tenue de tétines. Le tout prend jusqu’à 80 heures. Certains reborneurs vont encore plus loin dans l’hyperréalisme. En imitant des taches de naissance, un réseau sanguin, des pores, des larmes, de la salive… Parfois, l’artiste a pour mission de copier les traits des visages des “parents” adoptifs. Lorsque ces derniers ont fourni des photos d’eux lors de la commande.
D’autres fois, ce sont des grands-parents qui souhaitent un reborn dont la ressemblance avec leur petite-fille ou leur petit-fils soit remarquable : ils ne veulent pas se contenter de photos de leur descendance sur leur cheminée, mais veulent avoir une copie conforme sur le canapé du salon.
Amanda n’a pas eu besoin de commander un reborn à son image. A.J. a surgi dans sa vie comme un petit miracle. Le poupon, installé sur son canapé, lui donne l’impression de l’écouter, sans l’interrompre ou la juger. Il est même, selon elle, bien plus compréhensif que la plupart des gens. Il lui a redonné le gout de la vie.
“Chaque moment passé ensemble est spécial, nous avons une petite routine matin et soir, qui m’aide à passer la journée et à bien dormir la nuit.” Mais si Amanda considère A.J. comme son “enfant” et qu’elle déclare être une “maman reborn“, elle sait garder une certaine distance. “Il ne me réveille pas la nuit, ne me vomit pas dessus, et n’a pas besoin de nouveaux vêtements puisqu’il ne grandit pas”, sourit-elle.
Si l’ultraréalisme de ces poupées évoque chez certains des bébés morts et suscite des critiques acerbes envers leurs adeptes, les reborns semblent bien pouvoir “réparer les vivants”. C’est ce que nous explique une artiste reborneuse installée à Caen, Delphine Trevel. Durant son temps libre, cette infirmière fabrique des reborns qu’elle offre aux Ehpad de sa région. Son travail, bénévole, est mené dans l’espoir de soulager, ne serait-ce que pour quelques instants, les personnes âgées atteintes de démence.
Avec son amie Valérie Morvan, elle a créé le premier magazine français consacré au sujet, Fan 2 reborn. En contrepartie d’un abonnement au magazine, elle offre ses poupées aux centres médicaux demandeurs et propose également aux infirmières des Ehpad une courte formation au “reborning”. En 2018, les deux femmes ont contribué à créer une nurserie destinée aux malades d’Alzheimer dans un Ehpad près de Caen, en collaboration avec la directrice de l’institution Carole Mairand.
Seuls ou en groupe, les patients se succèdent dans cette drôle de nurserie. Les infirmières déposent délicatement les poupées dans les bras des malades et les invitent à les cajoler ou à leur chanter une berceuse. Le temps est minuté et les infirmières sont sur le qui-vive, car les patients peuvent se rendre compte de la supercherie à tout moment.
“Il est un peu froid”, observe Gisèle. “Son corps est dur”, lance Geneviève, tout en grattant d’un doigt distrait la surface insensible de ce qu’elle prend pour un nourrisson.
Mais le charme opère : à son contact, Geneviève et Gisèle se plongent dans les souvenirs des moments heureux de leur vie : quand leurs enfants étaient petits, quand elles-mêmes étaient jeunes et que leur avenir était plein de promesses, loin des murs qui les séparent aujourd’hui du monde extérieur, loin de la muraille qu’a bâtie leur maladie autour d’elles.
Dans le cas d’Amanda, la traduction littérale du mot “reborn” (“renaissance”) prend tout son sens. Depuis l’arrivée d’A.J., plus de crise d’angoisse. Et elle a remarqué que ses épisodes dépressifs devenaient beaucoup moins handicapants qu’ils ne l’étaient auparavant. Elle dit de lui qu’il est son “thérapeute en direct”, à qui elle peut parler dès qu’elle a besoin de se vider la tête. Parfois elle emmène A.J. avec elle dans son studio photo. Dans la rue, elle le transporte emmitouflé dans une écharpe de portage, près du corps, sans se soucier du qu’en-dira-t-on.
“Mes parents, se souvient-elle, bien que choqués et troublés au début, ont été incroyables et si encourageants. Ce sont de merveilleux grands-parents.”
D’abord interloqué par l’arrivée d’A.J. dans la vie d’Amanda, l’essentiel de son entourage a su reconnaitre, au fil du temps, les bienfaits qu’il lui procurait. “Après le choc initial, ils l’adorent aussi maintenant.” Si elle est capable de le laisser seul pour aller travailler, elle le met en pension chez ses parents lorsqu’elle doit s’absenter plusieurs jours. Une relation équivoque, entre vie réelle et artificielle, qui apporte à Amanda un réconfort inespéré. Elle vit pleinement sa relation avec son “bébé”, sans se cacher ; ce n’est pas le cas de tous les “adoptants”.
À l’entrée du Doll Show de Valence, en Espagne, le salon le plus important du genre en Europe, le reborn est en tout cas assumé. En ce jour d’avril 2019 se pressent des femmes, seules ou en couple, “bébé” dans les bras ou en landau.
L’excitation est à son comble. On prend la pose, un poupon dans les bras, un autre sur les genoux. On papote, en espagnol, de “los niños maravillosos” ou de “las chicas”…
Mais l’espagnol n’est pas l’unique langue, dans ce qui ressemble à un marché d’enfants rempli de trafiquants bienveillants et attentionnés – à ce détail près qu’aucun bébé n’y pleure. En remontant les allées, on entend un étonnant brouhaha polyglotte, mélange d’italien, de hollandais, de portugais…
Des dizaines de créateurs exposent leurs œuvres : il y a là l’Allemande Bianca Franke ou la Polonaise Joanna Kazmierczak, qui fabrique des reborns en petits nombres – leurs prix peuvent aller jusqu’à 22 000 euros l’unité.
Chaque année, Maria Valle Escudero se rend au Doll Show de Valence pour rencontrer des reborneurs, des collectionneurs et des fabricants du monde entier. C’est l’occasion pour toutes et tous d’échanger, de se mesurer les uns aux autres, et de dénicher de nouveaux kits : ceux qui seront bientôt introuvables, car fabriqués en édition limitée.
“Plus on va dans la partie méridionale de l’Europe, plus les femmes sont décontractées avec leur reborn, nous explique Maria Valle Escudero, qui nous ouvre peu après les portes de son magasin à Madrid, la première boutique physique de reborns en Espagne. Dans le sud du pays, elles sortent dans la rue en pyjama et se moquent du regard qu’on porte sur elles. De la même manière, elles se fichent qu’on les juge sur les reborns. D’ailleurs personne ne les juge.”
Les gens qui passent devant la vitrine de Maria font machinalement marche arrière. Surpris par ces créatures ultraréalistes exposées à la vue de tous. Un jour, une personne est entrée pour la sermonner : “On ne laisse pas un bébé en vitrine !” La commerçante est obligée de laver régulièrement les vitres de son magasin. Car les enfants, sur le chemin de l’école adjacente, s’y agglutinent, captivés par le réalisme des poupées.
“Des femmes venues d’Amérique latine font un détour par Madrid pour voir ma boutique. Elles entrent avec de grands cris et se mettent à pleurer, submergées par l’émotion”, nous assure-t-elle.
Ces charmants nourrissons mués dans un silence de plastique, forcément, interrogent. Car si le reborn attendrit d’abord, son réalisme poussé à l’outrance peut effrayer dans un second temps. Cet instant de basculement, Julie Barrère de l’atelier Cinébébé nous le décrit. “Ce sont ces quelques secondes, trois tout au plus, où l’on est certain de voir un vrai bébé. Mais il se passe quelque chose en nous, un instinct primaire, qui nous fait comprendre que le bébé est factice. Et soit on trouve le réalisme bluffant et on contemple avec attention tous les détails. Soit on a le sentiment d’être devant un bébé mort.”
Maquilleuse et spécialiste en effets spéciaux, Julie Barrère a intégré Cinébébé en 2017. Créée dix ans auparavant par sa collègue Viridiana Ferrière, la petite société crée des reborns pour les besoins du cinéma, de la télé ou de la pub. Car les nourrissons que l’on peut apercevoir dans des programmes télévision ou des spots publicitaires ne sont pas réels ! Tout le travail de Julie consiste à faire croire l’inverse. Le bébé métis de la comédie Qu’est-ce qu’on a encore fait au Bon Dieu ? (2019) est par exemple sorti de leurs moules.
Le phénomène est international, mais n’en reste pas moins marginal à ce jour. Impossible de quantifier le nombre de reborns vendus sur la planète. Et difficile d’estimer le nombre de reborneurs, de collectionneurs ou d’adoptants. Des chiffres de 2014 estimaient la communauté à 20 000 personnes dans le monde. “Nous avons des grossistes et négociants dans vingt-deux pays sur tous les continents, confirme Steve Flint, de chez Secrist Doll, société américaine qui détient la principale usine de kits de reborn, dans le Michigan. Les marchés les plus importants, en dehors des États-Unis, comprennent le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Irlande, la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et le Brésil.”
Aujourd’hui, ces clients sont plutôt des personnes vivant en marge, qu’elles soient célibataires, childfree ou LGBT. Mais qu’en sera-t-il dans le futur ?
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