Partager la publication "Liberté de la presse : la caricature, une histoire française"
“L’irrespect se perd, heureusement que je suis là pour le rétablir.” Il est, hélas, parti trop tôt, Coluche ! Comme son grinçant et naïf complice en impertinence, Pierre Desproges, convaincu qu’on pouvait “rire de tout”. Aujourd’hui, il est plus dur de rigoler en étant irrespectueux. Le constat n’en rend que plus douloureux le vide laissé par ces deux trublions de génie qui, encore en vie, auraient pu permettre à ceux de Charlie de se sentir moins esseulés.
Moins esseulés que ne l’est la France, qui comme l’écrivait Kamel Daoud en novembre dans sa chronique du Point, se retrouve coincée “entre désinformation dans le monde “arabe” et désinformation anglo-saxonne”. Selon l’écrivain algérien, “la caricature est décriée comme une affaire française et le terrorisme comme la facture de ses excès”. Excès ? Comme si ce n’était pas la nature même de la caricature ! Son intérêt ne réside que là, dans sa violence graphique, dans ses formules cinglantes. “Un coup de poing dans la gueule”, assénait Cavanna, co-fondateur de Hara-Kiri et de Charlie.
Ceux qui en font – pour des motifs peu glorieux – une “affaire française” pourraient avoir raison sur les plans sémantique et historique. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot de “caricature”, issu du latin caricare (charger), apparait pour la première fois dans les Mémoires du marquis d’Argenson, ministre des Affaires étrangères de Louis XV. Ce mode d’expression satirique, bien qu’il existât depuis longtemps, va bientôt devenir un outil politique et social inhérent à l’esprit des Lumières et de la Révolution française. En bonne compagnie avec les textes iconoclastes, les pamphlets des anticléricaux Diderot et Voltaire qui auront à payer, dans les geôles du royaume, “la facture de leur excès”.
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Bataille pour la liberté de la presse
On l’a dit, la tradition satirique de déformer les physionomies et les corps afin d’en accentuer surtout les défauts, est ancienne. Aristote n’aimait pas le procédé. À l’inverse de Ctésiloque, premier peintre caricaturiste de l’antiquité à s’être permis de se moquer des dieux. Belle époque où l’on ne se faisait pas tuer pour cela… Le bronze caricatural de l’empereur Caracalla que l’on peut voir au musée d’Avignon, montre par ailleurs que les Romains ne méprisaient pas cet art.
Même le christianisme médiéval, avec les entrelacements de personnages et d’animaux grotesques de l’art gothique, eut des audaces qu’on ne prête généralement pas à l’Église. Les “grotesques” sont d’ailleurs des sortes de grands cousins de la caricature. Ce genre artistique libre et cocasse est apparu dans l’antiquité et refleurit au XVIe siècle renaissant puis baroque. Léonard de Vinci et ses têtes monstrueuses, Arcimboldo et ses portraits “fruits et légumes” en ont laissé des exemples étonnants.
Entre tolérance et censure
Entre la caricature et le pouvoir royal, c’était du “stop-and-go”, comme on ne le disait pas en ces temps. Amoureux revendiqué des arts et lettres, François Ier tolère d’abord la satire dessinée, répandue sous forme de livres et d’estampes grâce aux nouvelles techniques d’impression… avant de la soumettre au détergent de la censure en instituant le dépôt légal ! Henri III, bien malmené dans un contexte de guerres de religion explosif, fait interdire les pamphlets ; sans grand effet.
En 1629, fin du jeu de yoyo : Richelieu instaure la censure royale, chargée d’examiner les ouvrages afin d’en autoriser ou non la publication. Faute de grives royales, la satire se rabattra sur les merles nobles et bourgeois. De La Fontaine à Molière, le texte va prendre la place de l’image pour railler et dénoncer les mœurs de la bonne société, l’hypocrisie et l’intolérance religieuses. L’interdiction de Tartuffe, anathémisé par l’archevêque de Paris en 1664, va déclencher la première grande bataille pour la liberté d’expression.
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La caricature ou l’insolence “à la française”
Et les Lumières furent ! Et la Révolution survint ! Porte ouverte à l’insolence “à la française”. Et à son expression graphique, la caricature. Elles sont d’abord publiées sur feuilles volantes vendues par des crieurs (plus de 1 500 gravures satiriques recensées entre 1789 et 1792). Le roi, jusqu’alors intouchable, subit ses assauts infamants. Comme le clergé, cible récurrente. Peu à peu, les journaux révolutionnaires intègrent ces images dans leurs pages.
Le destin de la caricature politique est désormais lié à celui de la presse. Cet essor va toutefois subir un coup de froid au tout début du XIXe siècle. En 1804, Napoléon est sacré empereur. Comme toutes les majestés, il n’aime guère les caricatures. Surtout celles qui le visent. La Bastille est certes tombée, mais une peine de prison est alors prévue pour les dessinateurs impertinents. Cela n’impressionne guère leurs confrères anglais, dont les caricatures franchissent la Manche pour être vendues sous la redingote. Napoléon y est généralement représenté en petit homme à l’appétit gargantuesque. Perfide Albion !
Âge d’or de la caricature
Après la Restauration et la Révolution de juillet qui, en 1830, porte au pouvoir le roi Louis-Philippe, un âge d’or semble s’ouvrir pour la presse, et donc pour la caricature. Toutes les condamnations pour délits de presse sont annulées. “Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions” et “la censure ne pourra jamais être rétablie”.
Mais en politique, il ne faut jamais dire jamais. La caricature, c’est du poil à gratter, et la peau d’un monarque est sensible. Cinq ans après, la censure est rétablie. Malheureusement pour Louis-Philippe, le début de son règne a vu la création par Charles Philipon de deux journaux qui ne vont pas lui faire de cadeaux, La Caricature et Le Charivari. Tous deux vont, entre autres, contourner l’interdiction de reproduire la figure royale. Comment ? en la remplaçant par une poire, qu’on verra bientôt reproduite sur tous les murs de France par des mains frondeuses.
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Feu d’artifice satirique
Le succès de ces publications est considérable et leur réputation s’étend au-delà des frontières, malgré les procès à répétition qu’ils subissent. La Caricature (hebdomadaire) est considéré par toute l’Europe comme le journal de tous les républicains ; quant au Charivari (qui vivra jusqu’en 1937 !), il s’agit tout simplement du premier quotidien satirique au monde. Daumier, Gustave Doré ou Nadar comptent parmi ses collaborateurs. Avec eux, c’est le début de l’ère moderne de la caricature. Laquelle va encore subir quelques croche-pieds louis-philippards et les rigueurs du Second Empire. Avant de s’épanouir dans le cadre plus rassurant de la IIIe République, surtout à partir du vote de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
L’entrée dans le XXe siècle est saluée par un feu d’artifice de titres satiriques. L’Assiette au Beurre est le plus novateur graphiquement et le plus retentissant. Carte blanche est laissée aux plus grands artistes européens, qui s’en prennent avec férocité à toutes les formes d’autorité : patrons, militaires, policiers, curés… Les Vallotton, Jossot, Poulbot, Kupka, Caran d’Ache, Juan Gris s’y régalent. Plus éphémère mais non moins agressif, l’hebdomadaire Le Canard Sauvage accueillera de mars à octobre 1903, outre un grand nombre de ces mêmes “crayons”. On y retrouve les plumes les plus acérées de l’époque, de Charles- Louis Philippe à Octave Mirbeau ou Alfred Jarry. La bataille pour la laïcité qui aboutira en 1905 à la loi sur la séparation de l’Église et de l’État, exacerbe la verve anti-religieuse de ces publications, parmi lesquelles l’hebdomadaire La Calotte affiche clairement sa cible.
Une pause durant la Grande Guerre
La Grande Guerre met un coup d’arrêt à ce foisonnement caustique. Les caricaturistes se rallient à l’union sacrée. On ne se gausse plus que du “boche”. Seul Le Canard enchainé sort de sa coquille en plein conflit (1915), mais la censure dévitalise ses premiers coups de bec. L’armistice va-t-il redonner un nouvel élan à ces journaux de combat ? Non. Sevrés de plaisirs et de gaité, les Français se jettent dans ces Années folles mais inquiètes, qui démobilisent la presse satirique.
Elle ne retrouvera jamais son influence et sa diversité de la “Belle époque”. Pire, dans cet entre-deux-guerres où chaque quotidien a “son” dessinateur, beaucoup se dévoient dans l’hystérisation idéologique, l’antiparlementarisme primaire, l’antisémitisme virulent. Les dessinateurs Gassier – à gauche – et Sennep – à droite – sont parmi ceux qui sauvent l’honneur de la profession. Ils seront réduits à zéro pendant les années de l’Occupation, contraints de laisser l’exclusivité du trait aux nauséabonds stipendiés de la Propagandastaffel, dont les cibles récurrentes sont les juifs et le “Général micro” (De Gaulle). À la Libération, sortent de l’ombre des dessinateurs comme Maurice Henry et Jean Effel, collaborateurs (pardon !) des journaux clandestins de la Résistance.
“La Cour” de Charlie Hebdo
On a les caricatures que l’on mérite. Sautons donc la IVe République, laquelle, entre tambouilles politiciennes et méchants coups de ciseaux de dame Anastasie, alors que se déroule la guerre d’Algérie, nous a semblé manquer d’aspérités en ce domaine. La caricature a besoin de “bons clients”. Et c’est ainsi que le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 est accueilli – toutes opinions politiques confondues – avec gourmandise par les dessinateurs de presse. L’un d’eux, Roland Moisan, va s’associer au rédacteur André Ribaud pour un véritable coup de génie journalistique, “La Cour”. Pendant près de dix ans, ils dénonceront dans cette féroce rubrique du Canard enchaîné les travers et les affaires du pouvoir gaullien avec le style du Grand Siècle. Car ce monarque emperruqué, entouré de ses courtisans, c’est bien de Gaulle !
Merci, Général !
Mai 1968. “La chienlit c’est lui !”. Cette fois, le général a affaire à des “méchants”. Corrosifs, sans tabous, les Siné, Cabu, Pétillon, Reiser, Wolinski, Cardon sont des dynamiteurs, dont les œuvres explosent dans Hara-Kiri, L’Enragé, Action… Ils lui doivent beaucoup, au Général. De son vivant. Plus encore, après sa disparition. “Bal tragique à Colombey”. Cette “une” de L’Hebdo Hara-Kiri signe la mort du journal, mais annonce la naissance de l’hebdomadaire satirique le plus percutant depuis des décennies, et qui paiera au prix fort “la facture de ses excès” à l’heure de la globalisation : Charlie Hebdo.
De Moisan pour Le Canard enchainé à l’équipe de Hara-Kiri et Charlie Hebdo, les frondeuses années 60 ont été un âge d’or pour la caricature.