Partager la publication "Pêche durable : une étude révèle pourquoi la taille du bateau ne fait pas tout"
Toutes les flottilles de pêche n’ont pas les mêmes impacts environnementaux, ni les mêmes performances économiques et sociales. Il est ainsi courant d’opposer les gentils petits pêcheurs artisans, et les grands méchants industriels. Mais qu’en est-il exactement ? Dans cette analyse récemment publiée, nous évaluons les empreintes environnementales et les performances socio-économiques des flottilles de pêche françaises opérant dans l’Atlantique Nord-Est. En fonction de la taille des navires et des engins de pêche utilisés, 42 flottilles sont identifiées. Elles agrègent 2 700 navires et débarquent en moyenne 386 000 tonnes de produits de la mer par an, soit près des trois-quarts de l’ensemble des pêches françaises. Pour chacune d’elles, les bases de données européennes publiques permettent de calculer :
- cinq empreintes environnementales : la surexploitation des ressources naturelles, la capture de poissons juvéniles, l’abrasion des fonds marins, le risque de captures d’espèces sensibles (mammifères et oiseaux marins) et les émissions de CO2 ;
- cinq indicateurs de performance économique et sociale : l’emploi direct, les salaires, la valeur ajoutée (qui mesure la richesse créée), l’excédent brut d’exploitation (qui mesure la rentabilité), et les subventions (dont la détaxe gasoil).
Le secteur des pêches a une particularité singulière : il ne produit rien par lui-même. Il récolte et met à disposition des humains ce que la nature a bien voulu produire. Dès lors, le diagnostic de performances de chaque flottille repose sur une double question : quelle richesse économique et quel emploi crée-t-elle pour chacune des tonnes offertes par la nature ? Et à quels coûts pour l’environnement et pour la société ? Les résultats obtenues mettent en cause quelques idées reçues.
Pêche artisanale vs pêche industrielle : une opposition trop simpliste
Première remise en cause : l’opposition fréquente faite entre pêche artisanale et pêche industrielle s’avère insuffisante pour décrire la diversité des pêches françaises. La pêche côtière, définie ici comme l’ensemble des navires de moins de 12 mètres, représente 75 % de la flotte. Ces navires n’ont pas le droit de s’éloigner de plus de 20 miles nautiques des côtes (37 km). Parmi eux, seuls les navires utilisant les arts dormants (les lignes, filets et casiers) sont considérés par les ONG environnementales comme relevant de la pêche artisanale.
Ces petits artisans représentent la moitié de la flotte totale et environ 20 % des emplois et des débarquements en valeur. Les autres navires côtiers se partagent entre petits chalutiers démersaux, ces bateaux qui traînent sur les fonds marins un grand filet en forme d’entonnoir, et dragueurs polyvalents, qui utilisent, eux, un outil à armature métallique (drague) pour capturer les coquillages enfouis dans le sédiment.
Entre pêche industrielle et artisanale : le rôle clé des navires hauturiers
À l’autre bout du spectre de taille, les navires de plus de 24 mètres sont généralement la propriété de sociétés d’armement et sont considérés par tous comme relevant de la pêche industrielle. Il s’agit majoritairement de chalutiers de fond, mais également de ligneurs (qui utilisent des lignes de pêche), de fileyeurs (qui utilisent des filets) et d’un petit nombre de grands chalutiers pélagiques (qui traînent leur chalut en pleine eau, en principe sans toucher le fond). Tous ces navires de plus de 24 mètres représentent moins de 5 % des embarcations, mais 25 % des emplois et 30 % des débarquements en valeurs.
Entre ces deux extrêmes, il existe un segment très important de navires de 12 à 24 mètres, considérés comme des semi-industriels par les ONG mais revendiqués comme des artisans par les représentants de la pêche. Ce segment intermédiaire, qui constitue ce qu’on appelle ici la pêche hauturière, exploite les ressources sur l’ensemble du plateau continental. Il est constitué pour moitié par des chalutiers de fond, suivis par des dragueurs polyvalents et des arts dormants (20 % chacun). On y trouve également quelques chaluts pélagiques et sennes pélagiques (qui entourent les bancs de poissons présents en surface avec un grand filet circulaire). L’ensemble de ces navires hauturiers représentent 20 % de la flotte et 40 % des débarquements et des emplois.

L’empreinte environnementale dépend principalement de l’engin de pêche
Parce qu’ils capturent beaucoup, les grands navires ont évidemment des empreintes importantes. Mais ramené à la tonne pêchée, ce n’est plus la taille du navire qui détermine l’impact, c’est l’engin de pêche utilisé. Les “méchants” de l’environnement ne sont donc pas nécessairement les gros, mais plutôt les chalutiers de fond. Quatre des cinq empreintes environnementales rapportées à la tonne capturée sont ainsi maximales pour l’une ou l’autre des catégories de taille des chalutiers de fond. Leur engin de pêche, traîné sur les fonds marins, ramasse tout sur son passage, contribuant ainsi à la capture en masse de poissons juvéniles et à la surexploitation de nombreuses espèces.
En outre, le chalut abrase les fonds marins et détruit sur des surfaces considérables des espèces qui sont à la base des chaînes alimentaires ; il contribue ainsi à une réduction de la productivité des océans. Enfin, cet engin de pêche suppose de grosses forces de traction et donc de gros moteurs qui consomment beaucoup de gasoil et émettent beaucoup de CO2. Et pourtant, malgré ce cumul d’empreintes environnementales, le chalut de fond capte près de 60 % des subventions publiques (pour 36 % des tonnages débarqués).

Impact environnemental : les petits chalutiers ne sont pas toujours plus vertueux
Globalement, les petits chalutiers de fond font pire que les grands, avec par exemple 1,5 km2 de fonds marins abrasés et 4 tonnes de CO2 émises par tonne pêchée pour les moins de 18 mètres, comparé à 0,1 km2 et 2 tonnes de CO2 par tonne pêchée pour les plus de 40 mètres. La même tendance est observée au sein d’autres flottilles, avec des empreintes à la tonne plus élevées pour les côtiers que pour les navires hauturiers ou industriels. C’est par exemple le cas au sein des fileyeurs, des ligneurs, ou des chaluts pélagiques.
In fine, les petits ne sont vertueux qu’en raison d’une utilisation majoritaire d’engins dormants, globalement moins impactants que le chalut de fond qui est, lui, dominant chez les gros.
Les “gros” rapportent peu à la société
Les flottilles industrielles ont des performances faibles lorsque l’on scrute leur impact social et économique. Ceux qui sont les moins rentables et qui créent le moins de richesse et d’emplois par tonne pêchée sont les grands chalutiers industriels, qu’ils utilisent un chalut de fond ou un chalut de pleine eau. Les premiers ciblent des espèces comme la morue, le merlu, le lieu noir ou la baudroie. Ils créent trois fois moins d’emplois et de richesse que les chaluts de fond côtiers et cumulent donc de piètres performances environnementales et socio-économiques.
Les chalutiers industriels pélagiques, qui ciblent les espèces présentes dans la masse d’eau, ont quant à eux un meilleur bilan environnemental que les chaluts de fond, mais des performances socio-économiques encore pires. Ceci est pour partie lié à la faible valeur économique des espèces capturées, principalement des harengs, chinchards, maquereaux et merlan bleu. Ils créent eux aussi trois fois moins d’emplois et de richesse que leurs équivalents côtiers, et dix fois moins que les côtiers aux arts dormants.
Il s’ensuit que leurs performances environnementales ramenées à l’euro de richesse produite sont en réalité très médiocres. C’est encore plus vrai si on intègre à l’analyse l’idée qu’en pêchant de gros volumes de poissons fourrages – ces espèces qui sont les maillons intermédiaires des chaînes trophiques – les grands chalutiers pélagiques perturbent le fonctionnement de l’écosystème et impactent les populations de prédateurs.
Rentabilité et emploi : la petite pêche côtière tire son épingle du jeu
D’une manière générale, la rentabilité économique et sociale des bateaux diminue avec leur taille. Cette loi s’observe au sein de chacune des catégories de flottilles : chalutiers pélagiques, chalutiers de fond, fileyeurs, ligneurs et dragueurs. La vieille croyance que des bateaux plus gros permettent des gains de rentabilité est ainsi battue en brèche. En particulier, les grands chalutiers de fond, hauturiers ou industriels, ne sont rentables que de manière artificielle, grâce aux subventions reçues.
À l’inverse, pour un même engin de pêche, c’est bien la petite pêche côtière qui valorise au mieux les tonnes offertes par la nature, en créant le plus d’emplois et de richesse économique, tout en générant un excédent brut d’exploitation peu dépendant des subventions publiques.
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Il n’y a pas d’engin de pêche parfait
Conformément aux idées reçues, les flottilles utilisant les arts dormants (lignes, filets et casiers) sont globalement vertueuses, avec tout à la fois de faibles empreintes environnementales (particulièrement pour les gros bateaux) et de fortes performances socio-économiques (surtout pour les petits). Ces flottilles présentent cependant une empreinte environnementale maximale pour ce qui concerne le risque de captures accidentelles d’espèces sensibles. Plus précisément, les fileyeurs apparaissent comme les principaux responsables de la capture de mammifères marins, et les ligneurs palangriers de celle des oiseaux marins. Dans les deux cas, le risque parait plus élevé à la côte.
Il existe des solutions techniques pour limiter les captures accidentelles d’oiseaux, notamment en leur masquant les lignes de pêche au moment où on les relève. Quant aux mammifères marins, à l’origine de récentes fermetures du golfe de Gascogne, des effaroucheurs sonneurs sont testés, mais ils semblent encore peu efficaces et posent potentiellement des problèmes d’exclusion des espèces protégées hors de leurs habitats naturels.
Plus généralement, le diagnostic suggère que la bande côtière est aujourd’hui saturée et qu’y augmenter la pression de pêche, y compris avec des engins a priori vertueux, aurait des effets délétères. A contrario, les indicateurs montrent qu’il existe des flottilles hauturières de fileyeurs et de ligneurs, capables d’exploiter les ressources du large, et qui cumulent de bons bilans environnementaux et socio-économiques.
La drague, une forme de monoculture… plutôt vertueuse
La drague, qui pénètre dans les premiers centimètres du sédiment pour y prélever les coquillages, est un engin très impactant qui modifie fortement l’écosystème exploité. Pourtant son bilan environnemental, mais aussi économique et social, apparaît relativement bon lorsqu’on le ramène au tonnage pêché. Ceci n’exclut pas des améliorations (notamment la pêche en plongée), mais dans les gisements bien gérés, la drague peut être considérée comme une forme de monoculture plutôt vertueuse.
Sur une surface restreinte, les pêcheurs ont en effet créé une monoculture de coquillages, sans doute plus productive que l’écosystème d’origine. Les fortes densités, obtenues grâce à une exploitation limitée et souvent à des opérations d’ensemencement en jeunes coquilles produites en écloseries, permettent d’être rentable en draguant une surface réduite. En retour, les empreintes abrasion et CO2 sont diminuées, alors même que la monoculture exclue la surexploitation et limite fortement les captures de juvéniles ou d’espèces sensibles.
Vers une transition écologique et sociale des pêches françaises
Les pêches maritimes françaises sont aujourd’hui en crise, confrontées à des conditions économiques difficiles, à la rareté des ressources naturelles, et aux impacts croissants du changement global. Plus que jamais, elles ont l’obligation d’engager une transition écologique et sociale, en répondant à un triple défi : la réduction drastique de leurs impacts sur la biodiversité marine, la décarbonation du secteur, et la restauration de sa rentabilité et de son attractivité.
Le diagnostic présenté ici constitue une première étape, pour accompagner cette transition. D’autres étapes seront nécessaires pour en définir les modalités et les conditions de réalisation. Mais d’ores et déjà deux idées fortes se dégagent.
Pour une répartition plus durable des zones de pêche
Premièrement, pour créer de l’emploi et de la richesse économique, il faut progressivement réserver la zone côtière à la petite pêche côtière, en y privilégiant les arts dormants, et notamment ceux qui sauront résoudre le problème des captures accidentelles d’espèces sensibles.
Deuxièmement, nous avons aussi besoin d’une pêche du large pour valoriser les ressources qui y sont présentes. Là est sans doute l’enjeu le plus stratégique et le plus complexe de la transition, car le segment intermédiaire des navires dits hauturiers, capables d’exploiter l’ensemble du plateau continental, est dominé par le chalut de fond. Il faut donc l’accompagner dans sa transition vers des modes de pêche plus vertueux. Le développement des flottilles hauturières utilisant des lignes et des casiers, voire des filets et des chaluts pélagiques (pour certaines espèces et dans certaines conditions où on sait éviter les captures accidentelles et limiter la pression de pêche), constituent des alternatives à encourager.
Il apparaît ainsi possible de construire pas à pas ce qu’on appelle désormais la “pêchécologie”, une pêche qui doit viser à maintenir le volume de production (celui qui nous est offert par la nature), en améliorant très significativement les bénéfices que la société en tire en matière d’emplois et de richesses économiques créées, tout en réduisant drastiquement toutes les empreintes environnementales du secteur, et en limitant ou réorientant des subventions publiques aujourd’hui utilisées à mauvais escient.
À propos des auteurs :
– Didier Gascuel. Professeur en écologie marine , Institut Agro Rennes-Angers.
– Florian Quemper. Ingénieur halieute, Institut Agro Rennes-Angers.
– Harold Levrel. Professeur, économie de l’environnement, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).
– Romain Mouillard. Ingénieur d’études en écologie halieutique, Institut Agro Rennes-Angers.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.