Partager la publication "Qui est Gladys West, à qui l’on doit le GPS ?"
“Maman avait le chic pour que vous vous sentiez coupable dès que vous commenciez à vous plaindre.” Cette leçon de résilience maternelle aura été utile à Gladys Brown West. Qui, tout au long de sa vie – même au faîte de sa réussite –, aura eu à surmonter bien des iniquités. À commencer par sa naissance, en 1930, à Sutherland (Virginie); qui n’avait visiblement pas bénéficié de la bienveillance de fées penchées sur son berceau. Naître noire dans un État du Sud, en pleine Grande Dépression, n’était pas d’augure très encourageant.
Y vivre pauvrement y était en revanche une fatalité. Le père, travailleur de force, cultive une parcelle de tabac bornée d’une providentielle forêt. “Pour moi et mes frères et sœurs, écrit Gladys West, aller récupérer du bois et le scier était une corvée nécessaire mais pénible.” Mais c’est le poêle à bois allumé toute l’année qui chauffe la maison; l’eau du bain hebdomadaire dans le bac en étain; l’eau de lavage du linge; le fer à repasser; jusqu’au fer dont se sert leur mère pour lisser les cheveux des deux sœurs. Il n’y a pas que la corvée de bois : “Nous étions une équipe, et chacun devait faire sa part.” Unique échappatoire à ces tâches laborieuses, l’école.
Située à cinq kilomètres de la maison de la fratrie Brown, Butterwood School est soumise aux canons ségrégationnistes en vigueur; les lois Jim Crow datant du XIXe siècle. C’est donc une école “séparée” qu’ils rejoignent à pied pour y retrouver tous les matins les autres enfants “coloured” (de couleur) de la région, entassés dans l’unique salle insalubre où officie un enseignant surmené et payé deux fois moins que ses homologues blancs. “Chaque jour, je rêvais d’avoir plus de livres, plus de salles de classe, plus de professeurs et plus de temps pour imaginer quelle serait ma vie si seulement j’avais la possibilité de fuir cette existence.”
Des signes, toutefois, dont elle comprendra le sens bien plus tard. Ainsi, tout au long du trajet qui les mène à l’école, a-t-elle pris l’habitude de compter les poteaux de clôture, d’évaluer leur espacement. “C’était devenu une passion, n’ayant évidemment pas conscience que j’étais en train d’aiguiser des capacités qui m’aideraient un jour à calculer la forme hypothétique de la Terre !” De même, a-t-elle très tôt le sens de l’organisation, de l’anticipation qui lui servira dans sa carrière de mathématicienne. Voilà pour les outils. Le moteur étant cette attente. “Bien que ces chemins de campagne empruntés d’innombrables fois étaient tout ce que je connaissais, il devait y avoir une autre route. Une route pour m’encourager dans mes rêves et me donner la force de les réaliser. Si une telle route existait, je devais ou la trouver ou la paver moi-même”.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°35, paru en août 2021. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.
Et si l’ouverture de cette route allait se trouver facilitée par l’entrée en guerre de l’Amérique et l’union sacrée consécutives à l’attaque japonaise sur Pearl Harbor ? “Oncle Sam était devenu d’un coup l’oncle de tous. Et il était intéressant de voir les gens de couleur si patriotes; un mot qui devait compter pour moi et rester solidement ancré à jamais dans mon vocabulaire. J’avais alors 11 ans et je n’avais jamais vu autant d’hommes et de femmes de couleur défendre la même Amérique qui les avait soumis toute leur vie à la ségrégation.” Cette loyauté sera pour le moins mal payée en retour. “Oncle Sam avait vaincu l’Allemagne nazie d’Hitler, le Japon d’Hirohito; mais permettait à Jim Crow de demeurer bien vivant sur notre sol”, notera amèrement Gladys West. Qui, à la fin de la guerre, est dans le secondaire.
À la Dinwiddie Training School for… coloured, plus précisément, où la conduit un bus “séparé”. Dix-sept kilomètres de la ferme familiale, ce n’est pas la grande évasion mais c’est la première porte sur la voie de ses rêves. Avec la découverte de la géométrie qu’un excellent professeur sait rendre attrayante en la rapportant à la vie courante, dont les activités agricoles, familières à la fille de fermiers.
Ces années de lycée confortent sa passion et ses aptitudes en mathématiques et en sciences. Mais après ? Après, il y a l’université où tous ses professeurs lui prédisent un parcours brillant. Mais les universités ne sont pas gratuites, et ses parents ont peu de moyens. Ce n’est pas sans angoisse que Gladys voit poindre la fin du cycle secondaire. Jusqu’au jour où un conseiller scolaire lui confie : “Si vous terminez l’année première ou seconde de votre classe, vous bénéficierez d’une bourse d’études de quatre ans à l’université d’État de Virginie, située à Petersburg.” à la fin de l’année, elle sort première. Bémol : la bourse ne comprend pas le logement. “Nous allons nous débrouiller”, lui annoncent alors ses parents, tellement heureux, tellement fiers. Personne dans la famille, ni même dans son entourage, n’est jamais allé à l’université. “Et moi, je vais y être, écrit-elle, et rien désormais ne pourra m’arrêter.”
Imaginons son émotion et celle de ses parents lorsque, le jour de la rentrée, elle pénètre sur le campus du premier établissement d’enseignement supérieur pour “personnes de couleur”. Et sa joie, en découvrant la chambre qu’elle va partager avec deux autres étudiantes, d’avoir pour la première fois de sa vie un lit à elle.
Inscrite en mathématiques, elle se dit fascinée par les cours de ses professeurs, qui élargissent leur enseignement au développement personnel, social, des étudiants. À la fin de sa première année, Gladys a 19 ans. À partir de sa prochaine rentrée, ses parents ne pourront continuer à l’aider. Sa rencontre avec les Hunter, un couple d’enseignants renommés vivant sur le campus, sera, au sens propre pour cette croyante, une bénédiction. En échange des travaux ménagers et de la garde de leur petite fille, ils vont lui offrir, outre leur expérience, gîte et couvert pour les trois années qui lui restent. “Et pour la première fois, j’avais ma propre chambre, l’idéal pour mieux me concentrer sur mes études.”
26 mai 1952. Graduation Day (remise des diplômes). “Ce fut, pour ma famille et pour moi, le moment le plus intense de notre existence”. Gladys mise à présent sur un master de mathématiques, mais, la période des bourses étant terminée, elle enseigne les maths dans un lycée de Virginie, avant de revenir à l’université où, en 1955, elle complète le master de mathématiques par un master en sciences. Elle accepte un poste dans un autre lycée de Virginie, tout en envoyant des CV. “J’adorais enseigner, mais je sentais que j’étais faite pour autre chose. Je voulais devenir la meilleure en mathématiques.”
L’année scolaire a commencé depuis peu, quand elle reçoit une lettre du Naval Proving Ground l’informant qu’ils sont très intéressés par son profil et souhaitent la voir. Elle ignore tout de cette base militaire située à Dahlgren (Virginie), au bord du Potomac, et qui teste des armes, des technologies, des tactiques top secret. Elle possède, en outre, depuis 1955, le plus puissant ordinateur du monde. Doutes, appréhensions. Gladys, ne répond pas. Un second courrier emporte sa décision : elle obtient le job, sans entretien préalable, et double son salaire. “C’était le début d’une carrière à laquelle je m’étais préparée des années durant.” Et le jour où elle franchit l’entrée de la base, c’est la porte de ses rêves qui s’ouvre. “Pour la première fois de ma vie, j’allais vivre dans un environnement non séparé. Le garde, un jeune homme blanc, m’avait appelée ma’am (Madame). Cela ne m’était jamais arrivé.”
La déségrégation n’en est qu’à son aurore, et les Noirs, sur la base, se comptent sur les doigts d’une main. Elle fait la connaissance d’Ira West, qui deviendra son mari en 1957. Il est l’un des deux scientifiques masculins afro-américains de l’établissement. Sous l’impulsion du responsable du recrutement, dont Gladys va vite se sentir très proche, de plus en plus de Noirs seront embauchés.
Sur fond de déflagrations des essais d’armes le long du Potomac, son travail de codeuse et de programmeuse sur le superordinateur, qui occupe une pièce entière, passionne la nouvelle recrue.
La mise sur orbite, le 4 octobre 1957, de Spoutnik, le premier satellite soviétique, élargit le rôle de Dahlgren où vient s’installer le Naval Space Surveillance Center; attiré par les performances du super-ordinateur. “L’ère du satellite apporta de nombreux changements et la possibilité d’avancée de carrière pour les scientifiques et les mathématiciens comme nous, même si seuls nos collègues blancs étaient reconnus”, se souvient la scientifique avec amertume. Elle ne pouvait pas participer à tous les déplacements professionnels nécessitant de loger sur place; les hôtels affichant “pour Blancs seulement”… “Je suis restée motivée car j’étais fière de faire des choses importantes pour mon pays. Mais en ayant toujours à l’esprit la règle que je m’étais fixée depuis le lycée : ne jamais se satisfaire d’être le numéro deux.”
Au cours des quarante-deux années qu’elle passe à Dahlgren (toute sa carrière !), elle démontre qu’elle n’est plus un numéro deux. “Je devais, à présent, me consacrer à la compréhension de la nature fondamentale des orbites et de la gravité. C’était passionnant.” C’est ainsi qu’elle va sortir de l’anonymat. À la tête de l’équipe chargée d’une nouvelle étude astronomique, Project 29V, elle démontre la résonance de l’orbite de Pluton avec celle de Neptune. C’est un résultat spectaculaire ayant nécessité des milliards de calculs à l’aide d’un IBM 7030 Stretch ne pouvant recevoir “que” 1,2 million d’instructions/seconde (1 million de milliards/seconde aujourd’hui).
L’Achievement Award qu’elle reçoit, elle et son équipe, est la reconnaissance que Gladys West espérait. Période d’enthousiasme renforcée par les profonds changements aux états-Unis. Après la signature par le Président Johnson du Civil Rights Act de 1964, proscrivant toute discrimination, Gladys pourra descendre à l’hôtel de son choix. Officiellement, car beaucoup, dans le Sud, “font de la résistance”…
Sur le plan professionnel, elle accumule depuis plusieurs années des données satellitaires afin de modéliser au millimètre près la forme de la Terre; qui n’est pas parfaitement ronde. Ce travail considérable va s’avérer, ô combien, précieux pour répondre à la demande du ministère de la Défense. Qui, en ce début d’années 1970, veut un système de navigation par satellite stable et global. Gladys West et son équipe se mettent aussi à collecter toutes les idées, les études pouvant contribuer à l’élaboration d’un tel système.
Les travaux avancent, jusqu’au jour où “il y a eu ce moment où nous avons découvert qu’il y avait une erreur quelque part dans le système. Personne ne comprenait, même ceux que je tenais pour des génies, vraiment, personne ne trouvait où était le problème qui empêchait tout progrès. Et j’ai finalement compris d’où venait l’erreur et comment la corriger. Tout le monde est venu me remercier, certains ont applaudi. Et nous avons repris le travail sans perdre de temps. Peut-être aurais-je dû crier “eurêka” !..”.
Elle aurait pu… si elle avait, à cet instant, imaginé qu’elle et son équipe étaient en train de développer les bases de ce qui deviendra le GPS (Global Positioning System). Elle a bien vu alors l’enthousiasme qui s’est emparé des responsables de la base. Elle n’en poursuit pas moins sa route qui sera pavée d’autres avancées technologiques. Jusqu’à sa retraite, en 1998. En Virginie où, à 91 ans, elle vit avec son mari. Les choses auraient pu en rester là… Si une des femmes appartenant à la même sororité n’avait pris connaissance de son rôle dans la création du GPS; et publié un article dans la newsletter de cette communauté universitaire.
Gladys West est assaillie par journaux et télés qui veulent interviewer “l’inventrice du GPS”. “Les demandes arrivaient de partout, je me sentais un peu comme Beyoncé !” En 2018, c’est l’apothéose : l’ex-petite-fille d’un cultivateur de coton est la première femme noire à être intronisée, lors d’une cérémonie, au Hall of Fame des pionniers de l’espace de l’US Air Force.
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