Partager la publication "Reportage au Rainbow Gathering, le festival underground des hippies européens"
Un article paru dans le numéro 20 de la revue We Demain en décembre 2017.
Je plonge le nez dans ma chemise à carreaux humide qui traîne sur le sol. L’odeur épicée de la fumée m’envahit et je me retrouve hier, loin d’ici. Dans le fracas d’un torrent de montagne. Nu avec deux femmes, les bras dressés vers la pluie. J’entends les tambours et les violons autour du feu de camp. Je retrouve le goût du pain chapati lorsqu’il se mêle au chaï noir. Je revois le ciel nocturne piqué de tant d’étoiles. La fraîcheur de la brume qui enveloppait la vallée. Pourquoi suis-je revenu dans la grisaille parisienne ? Hier, j’étais perdu quelque part dans les Alpes italiennes, dans une plaine fleurie d’edelweiss, protégée de toutes parts par les sommets bleutés d’un cirque de montagne.
J’étais au European Rainbow Gathering. Un rassemblement itinérant qui réunit chaque année, pendant un mois, hippies et autres clochards célestes européens. Un événement si clandestin que l’information ne circule que par le bouche-à-oreille ou par de discrètes listes de diffusion sur Internet. En 2016, il avait lieu en Autriche. Cet été, pas moins de 3 000 personnes se sont rassemblées en Italie. Une broutille comparée aux versions américaines du Rainbow Gathering qui peuvent attirer jusqu’à 30 000 personnes.
Le mouvement mondial de la Rainbow Family est apparu en 1972 dans le Colorado. Ce qui ne devait être qu’une retraite méditative s’était transformé en un festival improvisé attirant 20 000 participants. Malgré des affrontements avec la police, les pionniers de l’été 1972 décidèrent de renouveler l’expérience l’année suivante, dans le Wyoming. Puis dans de nombreux autres États américains. En 1983, la tribu Rainbow débarqua en Suisse. Depuis, des rassemblements de tailles diverses ont lieu en permanence sur notre continent. Lorsque l’un se termine, un nouveau commence dans un pays voisin, suivant les latitudes au rythme des saisons.
Leurs inspirateurs américains édictèrent des règles qui sont encore d’actualité : aucun échange d’argent, pas de chefs, pas de viande, pas d’électricité, une empreinte minimale sur la nature et, surtout, ni drogues ni alcool. Un commandement surprenant pour un festival, mais qui permit au mouvement de garder son intégrité alors que le reste de la génération Flower power sombrait dans l’excès.
Pour arriver au festival, je n’avais que le nom d’un village. Tramonti Di Soto. Et une période vague d’une trentaine de jours, allant d’une phase de la Lune à l’autre sur un mois. Il m’a fallu prendre plusieurs bus depuis la France, remonter une vallée italienne en stop. Puis marcher deux jours dans les montagnes, entre les pics vertigineux des Dolomites et ses torrents. Jusqu’à ce que, trempé par la sueur et la pluie, après avoir escaladé un dernier arbre couché dans la rivière, je découvre le campement. Devant moi s’étend une vallée entourée de toutes parts par les sommets protecteurs d’un cirque de montagne. Au loin, la fumée d’un feu de camp annonce la cuisson du repas. Et quelqu’un a écrit “U Made It !” avec des galets sur le sol.
En marchant, je découvre un petit groupe de personnes assises autour de ce que je vais bientôt appeler le Main Fire, le feu principal. Une jeune fille aux cheveux rose côtoie un vieil Indien et un clone de Jésus à la barbe impressionnante. Quand ils me voient, ils lèvent haut leurs bras et me crient « Welcome home, brother ! » Ce n’est que le début d’une longue semaine dédiée à la tendresse et l’amour.
Il y a toujours en nous une part de cynisme. Quelque chose qui ne veut pas y croire quand un inconnu nous offre généreusement un service. Et qui est d’autant plus gêné quand celui-ci y ajoute un câlin. C’est ainsi que je me sens les premiers jours, me raidissant devant ce qui est pour moi une expérience humaine inédite. J’ai devant moi une utopie au sens propre. Comme une expérience de sociologie radicale dont le but aurait été de découvrir ce qui se passe quand tout le monde est gentil avec les autres. Et ça marche.
Malgré l’absence de toute autorité, la logistique pour accueillir 3 000 personnes pendant un mois fonctionne comme une horloge suisse. Des éclaireurs ont été envoyés des semaines auparavant et ont commencé à tendre des bâches et creuser des latrines et des fosses à feu.
Le campement dispose d’une équipe médicale complète, d’outils, de plusieurs tonnes de nourriture et de deux téléphones satellites pouvant appeler des hélicoptères de secours. Ils serviront deux fois durant ma présence pour une conjonctivite et une entorse. Des volontaires surnommés « focalizer » s’occupent à tour de rôle de guider les bonnes volontés vers les différentes corvées ou dans la préparation des repas. Si l’on n’a pas d’argent, il est encouragé de donner un coup de main pour couper du bois, creuser des latrines ou cuisiner les repas.
En passant de l’un à l’autre de ces rassemblements moneyless, on peut y vivre indéfiniment et sans argent, si l’on est prêt à perdre quelques kilos. Pour se financer, le festival fait appel à la générosité de chacun pour déposer un billet dans le Magic Hat. Un chapeau qui tourne à la fin des repas, au son de musiciens. J’y dépose une cinquantaine d’euros.
Un matin, je me lève tôt pour faire ma part. Il faut escalader un des versants du cirque pour rejoindre une piste derrière le col où a été déposée, par des producteurs locaux, de la nourriture. Certains parlaient de trois bonnes heures de marche, d’autres allaient jusqu’à six heures… Heureusement, les premiers avaient raison. Je trouve mon rythme en tête, au côté d’une Israélienne à qui pas une fraise des bois ou groseille sauvage n’échappent.
Je reviens juste à temps pour le déjeuner qui a pris du retard ce jour-là. Chaque midi, au troisième cri de « Food Circle », relayé de campement en campement, dans la vallée, les hippies se rejoignent autour du Main Fire. À mesure que le cercle grandit, ils se tiennent la main et chantent. Avant de les lever et de pousser un gigantesque « Aum » à l’unisson. C’est l’un de mes moments préférés. Inspirer profondément, fermer les yeux, sentir les mains de ses voisins et exprimer ce son primordial aussi fort et longtemps que l’on souhaite.
Grâce à son régime végétarien, le Rainbow Gathering peut se passer d’électricité : pas besoin de réfrigération. Mais ses participants ne plaisantent pas avec l’hygiène. Un ensemble de règles évite toute contamination, comme l’interdiction de mettre en contact son écuelle avec la louche qui sert le repas. Les chiens ne sont pas bienvenus, même si certains maîtres bravent l’interdit. Au risque de recevoir des remarques acerbes de certains parents de jeunes enfants. Car oui, il y a des enfants au Rainbow Gathering.
Après le déjeuner, différents ateliers sont proposés par des volontaires : méditation, découverte des plantes sauvages, body painting… J’en ai même lancé un, de sculpture sur bois, pour fabriquer des cuillères. J’en emporte une dans mon sac… avec ma bouteille de rhum aux épices encore pleine aux deux tiers. Malgré mon esprit de contradiction devant les règles, le Rainbow spirit a eu raison de moi.
Un article paru dans le numéro 20 de la revue We Demain en décembre 2017.
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