“C’est intéressant, votre ministère. Il ne devrait rien coûter à l’État”, glisse Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, à Robert Poujade. “En somme, tu es préposé à embêter tout le monde… c’est un métier plutôt risqué”, enchaîne son collègue de l’Équipement, Albin Chalandon. Avant que l’ancien président du Conseil (sous la IVe République), Edgar Faure, ne résume l’état d’esprit général. “Comme c’est difficile et qu’on ne vous donnera pas de moyens, parlez surtout, parlez beaucoup, brassez des idées. Au besoin, je vous en donne !”
Bienvenue il y a cinquante ans, au premier ministère de “la Protection de la nature et de l’Environnement” ! De 1971 à 1974, Robert Poujade, qui s’est éteint le 8 avril 2020, a détenu le portefeuille de ce “ministère de l’impossible”, qu’il a décrit peu après dans le livre du même nom (Le ministère de l’impossible, Calmann-Lévy, 1975).
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n°30, paru en mai 2020. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.
Un projet de “nouvelle société”
Nous sommes donc en janvier 1971. Georges Pompidou a remplacé depuis deux ans le général de Gaulle à la tête de l’État. Et son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas a présenté un projet de “nouvelle société”. Cette nouvelle société, il reste à l’incarner. Mai 68 a fait émerger de nouvelles thématiques. L’émancipation des mœurs, la libération des femmes, le refus de la société de consommation et la protection de la nature.
En France, c’est paradoxalement un groupe de hauts fonctionnaires de la Datar (délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) qui “vend” l’idée d’un ministère de l’Environnement à Jacques Chaban-Delmas. L’un de ces technocrates, Serge Antoine, a été frappé, lors d’un voyage aux États-Unis, par l’angoisse des Américains face aux menaces de la pollution. Le Premier ministre, à la recherche d’idées dans l’air du temps, commande à ces hauts fonctionnaires un livre blanc. Qui le convainc de créer ce nouveau portefeuille.
Marchandage
Reste à en trouver l’heureux titulaire. Un nom s’impose rapidement : Robert Poujade. Normalien et agrégé de lettres, il est alors secrétaire général de l’UDR. Le parti gaulliste et député de Côte-d’Or – fonctions auquel viendront bientôt s’ajouter celles de maire de Dijon… et donc de ministre !
C’est aussi l’un des rares élus à droite à s’intéresser à la protection de l’environnement. Telle qu’on la conçoit à l’époque. Car le terme même parait alors exotique. “Un vieux mot de la langue française qui n’était plus guère employé et auquel la mode anglaise redonnait une nouvelle jeunesse”, se souvient Robert Poujade dans son livre. Lui est membre de la Ligue urbaine et rurale, qui veut “préserver la beauté des quartiers anciens”, et de la Ligue contre le bruit.
En 1970, il est devenu le premier président du Haut comité de l’environnement, sous l’égide de la Datar. Le président Pompidou le reçoit donc dans son bureau pour lui livrer sa feuille de route. “Vous allez apprendre ce que c’est que l’administration, vous croyez le savoir, Poujade, vous ne le savez pas ! […] Vous n’aurez pas beaucoup de moyens et peu d’action très directe sur les choses.” Sa mission, s’il l’accepte ? “Apprendre aux Français à respecter la nature, empêcher de couper les arbres, protéger les paysages” ! Le chef de l’État conclut en rappelant que la priorité des priorités est l’industrialisation du pays.
Robert Poujade, premier président du Haut comité de l’environnement
Les ennuis commencent immédiatement, avec la question des attributions de ce ministère encore virtuel. Le marchandage dure trois semaines avec des collègues qui défendent leurs compétences bec et ongles. L’Aménagement du territoire finit par lâcher l’eau, l’Industrie la surveillance des pollueurs – “qu’elle surveillait médiocrement”, commente Poujade –, les Affaires culturelles les sites naturels… La Santé ne lâche rien et l’Agriculture conserve la forêt et la chasse.
Le 2 février 1971 parait le décret d’attribution qui entend concilier “la croissance économique et l’épanouissement de la qualité de vie”… “C’est nouveau, c’est intéressant, mais es-tu bien sûr que ce n’est pas impossible ?”, interpelle un ami. Impossible ? C’est bien le terme qui semble convenir. “Le mot d’environnement était indéfinissable pour la plupart des Français”, témoigne Robert Poujade en 1975. “Je devais être le ministre des rivages, ou des chiens abandonnés, ou de la forêt, ou du silence, ou de la voiture électrique, ou des ordures. En réalité, je devais être tout cela à la fois… Le grand danger étant que l’environnement n’apparut comme une mode éphémère, une affaire de hippies, de spécialistes ou de professeurs Nimbus.”
Avec un budget qu’il juge minuscule, le nouveau ministre se fixe l’objectif à la fois modeste et ambitieux d’infléchir la politique d’une douzaine de ses collègues disposant, eux, de très grands moyens, pour qu’ils introduisent “dans leurs pensées et dans leurs actes un peu d’environnement”.
Tout-voiture et tout-béton
L’accent est mis sur la lutte contre les pollutions et les nuisances, grâce notamment à la création de taxes. Robert Poujade s’attaque aux dépôts sauvages d’ordures et aux communes qui avaient l’habitude de les déverser dans les rivières ! Face à la pollution de l’air, il développe un réseau de surveillance des centrales thermiques, des incinérateurs à ordures et des cimenteries. Contre le bruit, il fait adopter des rapports ou des normes pour les engins de chantiers et les voitures. On ajoutera, dans ce catalogue d’actions, une extension de la loi sur la protection des sites, un projet de création d’un conservatoire du littoral et la création d’un examen préalable au permis de chasse.
Dans le même temps – les années 1970 – la France opte pour le tout-voiture à coups d’autoroutes et de voies express urbaines; le tout-nucléaire avec la construction de centrales; et le tout-béton, de la tour Montparnasse à la cité du Mirail, à Toulouse.
Robert Poujade est encore ministre, fin 1973, quand le premier choc pétrolier met brutalement fin aux Trente Glorieuses. Six mois plus tard, René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle, fait sensation à la télévision en buvant un verre d’eau pour sensibiliser l’opinion à sa rareté future. L’écologie politique est née. Et son champ va s’élargir. Les successeurs de Robert Poujade vont progressivement étendre leur action à la transition écologique; aux énergies renouvelables; à la lutte contre le réchauffement climatique; à la gestion des déchets ou la préservation de la biodiversité. Avec des avancées, des résultats, mais aussi beaucoup d’interrogations et de frustrations.
Dans son Ministère de l’impossible, Robert Poujade relate déjà le poids de l’administration et des lobbys. Plus de vingt ans plus tard, Corinne Lepage intitulera le sien On ne peut rien faire, Madame la ministre (Albin Michel, 1998)… Et vingt autres années plus tard, en 2018, Nicolas Hulot démissionnera sur ce constat désabusé : “Je sais que seul je n’y arriverai pas. J’ai un peu d’influence, je n’ai pas de pouvoir.”