Il est tôt, très tôt, à Baïkonour, au Kazakhstan. Pour le grand jour, Anousheh Ansari s’est levée à 1 heure du matin. Au petit déjeuner, elle a avalé un peu d’alcool pour se donner du courage, avant une session de prière. En vitesse, elle appelle sa grand-mère. Absente. Avant de rejoindre sa mère, déjà en larmes, et son mari, Hamid, dans le hall de l’hôtel. Curieusement, elle ne s’est jamais sentie aussi calme.
Elle monte dans le bus, pour la dernière fois, qui l’amène, elle et ses deux compagnons, au pied de la cabine. Elle est la première à monter, se hissant à bord grâce à une échelle puis un petit ascenseur. Ansari s’assoit, s’attache. Elle devrait avoir peur, elle le sait, mais elle a un sourire “tatoué au visage”. Deux heures de procédure et de contrôle technique suivent, mais défilent à une vitesse folle, jusqu’au signal. 5. 4. 3. “J’y vais vraiment.” 2. “Je t’aime, Hamid.” 1. Décollage en douceur. Nous sommes le 18 septembre 2006, et Anousheh Ansari devient la quatrième touriste spatiale de l’histoire, la première femme.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN N°35, paru en août 2021. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.
20e anniversaire du tourisme spatial
Multimillionnaire, Anousheh Ansari a grandi à Téhéran mais fait ses études aux États-Unis. Elle a fait fortune dans les télécoms. Le récit de ses dernières minutes sur Terre avant le grand départ est tiré du blog qu’elle tenait en direct de la Station spatiale internationale (ISS). Celle-là même où gravite jusqu’en novembre Thomas Pesquet.
La station, elle la connaît bien puisqu’elle y a séjourné pendant une semaine. Pour ce rêve étoilé, l’Iranienne a déboursé une vingtaine de millions de dollars. Anousheh Ansari fait partie d’une caste très fermée. À ce jour, ils ne sont que sept à avoir pris “une semaine de vacances” dans l’espace, alors qu’on fête le 20e anniversaire du tourisme spatial cette année. Avec quatre nouveaux voyages programmés à partir de septembre, le phénomène devrait redoubler d’ampleur dans les prochains mois.
Les vacances dans l’espace : un rêve de citoyen “comme les autres”
Le premier à avoir vendu ce rêve de voir un citoyen “comme les autres” s’envoler dans l’espace, c’est le Britannique Eric Anderson. En 1998, cet entrepreneur crée Space Adventures, la société qui veut “faire explorer l’espace” à tous. Ambitieux, il s’entoure d’astronautes renommés, parmi lesquels l’Américain Buzz Aldrin, deuxième homme à avoir marché sur la Lune, et signe un accord avec l’Agence spatiale russe pour faire partir ses clients depuis le Kazakhstan dans les vaisseaux Soyouz.
Le premier d’entre eux, Dennis Tito, un homme d’affaires américain ayant travaillé à la NASA avant de faire fortune dans la tech, est un parfait ambassadeur. En avril 2001, il y a maintenant vingt ans, le Californien prend place dans le Soyouz TM-32 en direction de la Station spatiale internationale. À son retour, il raconte à qui veut l’entendre son “sentiment de flottement incroyable” et espère que “des dizaines de milliers de personnes puissent vivre ce que [j’ai] vécu, pour 5 % de ce que [j’ai] payé.”
Voyager parmi les étoiles, un rêve pour certains
Le Britannique Richard Garriott, sixième touriste spatial, parti en octobre 2008, se souvient : “Le jour exact où j’ai décidé d’aller dans l’espace, c’est quand le directeur de la NASA m’a dit que je n’étais pas éligible pour devenir astronaute parce que j’avais besoin de lunettes, confie Richard Garriott à WE DEMAIN. Mon père, Owen Garriott, était astronaute. Tous mes voisins étaient astronautes et à l’âge de 12 ans, on m’a dit que je ne pourrais pas faire partie de leur club.”
“Lord British”, son surnom, ne lâche pas son rêve. Il gagne beaucoup d’argent dans le jeu vidéo en lançant la franchise Ultima et commence à investir dans les vols spatiaux commerciaux. “Quand Dennis Tito est parti, il a pris mon siège : c’est moi qui ai payé et négocié pour qu’il existe. Mais c’est tombé au moment de l’explosion de la bulle internet, j’ai fait faillite, donc je ne pouvais plus payer le voyage.” L’Anglais laisse la place de pionnier à son remplaçant, dont l’excursion dans les étoiles a été très suivie aux États-Unis.
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Huit mois d’entraînement avant de partir en vacances dans l’espace
Touristes ? Ces millionnaires préfèrent utiliser le terme de “civils”, pour se distinguer des astronautes, tout en se défaisant de l’étiquette de vacanciers. “On n’est pas entraînés à faire voler la navette, bien sûr, résume à WE DEMAIN le New-Yorkais Gregory Olsen, touriste n° 3 en 2005. Mais il y a quand même énormément de choses à apprendre : enfiler sa tenue, réagir en cas d’urgence… Si quelque chose arrive, je veux faire partie de la solution, pas du problème.” Au total, l’entraînement d’avant-décollage dure huit mois sur les bases spatiales russes. “Ça va des vols en apesanteur à comment se faire à manger, complète Richard Garriott. Mais globalement, c’est beaucoup de fun.”
Jusqu’au bout, ils restent sur un fil, le départ étant incertain, conditionné par leur corps. “J’ai eu un souci médical avant mon départ [qui a reporté le décollage de huit mois, ndlr], ce qui fait qu’au moment du décollage, je n’ai jamais eu peur que la fusée explose, mais juste que quelque chose cloche et qu’on me chasse du vol. Qu’on me tape sur l’épaule et qu’on me dise que c’est fini, se souvient Gregory Olsen. Lorsque l’engin est parti, j’étais aux anges. Parce que je savais que les dix prochains jours m’appartenaient”, renchérit Richard Garriott, qui s’est retrouvé au cœur d’un conflit diplomatique entre la NASA et la Russie, après la guerre entre cette dernière et la Géorgie, en 2008. “Le seul moment où j’ai été à 100 % sûr de partir, c’est quand l’allumage de la fusée a démarré.”
Choc cognitif
Une fois dans l’espace, les qualificatifs viennent à manquer. “On a beau faire plusieurs vols zéro gravité, découvrir l’apesanteur est une joie exceptionnelle. Voir la Terre, ça a littéralement, changé ma vie”, raconte Richard Garriott. Ce dont il témoigne s’appelle l’”overview effect” (littéralement, “l’effet de surplomb”), une prise de conscience dont ont déjà témoigné plusieurs astronautes de retour de vols spatiaux et qui engendrent des conséquences à long terme, notamment le développement d’une conscience écologique. “Lors des premières heures, j’ai passé énormément de temps à regarder la Terre à travers la fenêtre, confirme Gregory Olsen. J’ai pris des milliers de photos, des heures de vidéos… C’est phénoménal”, confie Richard Garriott.
Travaux scientifiques, conférences dans des écoles : ces voyageurs d’élite ne partent pas les mains vides, mais souvent chargés de missions pour occuper leur temps à bord. Mais leur position à part dans l’équipage leur laisse quand même pas mal de latitude. Pour l’extravagant Richard Garriott, le voyage a été l’occasion de performances inédites en orbite : tourner le premier film dans l’espace (Apogee of Fear, un court-métrage de science-fiction), dissimuler la première géocache à bord de l’ISS (un trésor trouvable grâce aux coordonnées GPS), répandre les cendres d’un acteur de Star Trek dans le ciel…
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Dépendance à l’apesanteur
Le voyage dure huit jours. Le temps d’accompagner les nouveaux arrivants sur la Station spatiale internationale, puis de redescendre avec les astronautes qui retournent sur Terre. Le trajet retour les voit atterrir, en parachute, dans le désert du Kazakhstan, et redécouvrir d’un pas hésitant la gravité. Mais on ne redescend jamais vraiment de l’espace. “Tous ceux qui ont eu la chance d’y aller peuvent confirmer qu’on ne s’en lasse pas, abonde Richard Garriott. Être en apesanteur, ça te plaque un sourire au visage, c’est addictif.”
Si de nombreux astronautes professionnels sont amenés à retourner dans l’espace au cours de leur carrière, c’est beaucoup plus rare pour un touriste, qui doit débourser 20 à 35 millions de dollars selon le voyage. Le seul à avoir redécollé, c’est Charles Simonyi, un haut cadre hongrois de Microsoft. “Y aller, c’est une chance unique, mais évidemment on veut l’étendre autant que possible”, confiait-il à la presse.
Le prix de la croisière reste le plus gros frein. La prophétie du précurseur Dennis Tito selon laquelle des dizaines de milliers de personnes voyageraient dans l’espace en 2020 était pour le moins optimiste : moins de dix personnes l’ont imité depuis, le dernier départ d’un civil étant celui du Canadien Guy Laliberté, le créateur du Cirque du soleil, en octobre 2009.
Partir en vacances dans l’espace avec “sa bande de potes”
Si la décennie passée a été celle des projets abandonnés, ou annulés, 2021 devrait être l’année du renouveau, avec la montée en puissance de SpaceX, l’entreprise spatiale d’Elon Musk, dans cette course commerciale aux étoiles. En septembre, la mission Inspiration4 s’envolera dans un vaisseau Crew Dragon pour trois jours en orbite terrestre. Fait inédit : aucun astronaute de métier ne sera présent dans la navette. Premier client et commandant de bord, le pilote d’avion milliardaire américain Jared Isaacman. Dans le cadre de son projet spatial, il organise une levée de fonds en faveur de l’Hôpital pour enfants de la fondation Saint-Jude (Memphis, États-Unis). Il offre une place à Hayley Arceneaux, survivante d’un cancer des os; à un donateur, Christopher Sembroski; et à une personne, via un concours, souhaitant lancer son entreprise.
“J’espère que, dans le futur, on aura des bandes de potes qui partiront dans l’espace ensemble, s’emballe Jared Isaacman. C’est le monde vers lequel je veux aller, pour que ça devienne quelque chose de quotidien.”
Un tournage dans l’espace
Faut-il voir un effet Elon Musk à la multiplication des projets spatiaux civils ? L’agence spatiale russe a annoncé le voyage du réalisateur russe Klim Shipenko et de l’actrice Yuliya Peresild pour tourner un film à gros budget dans l’espace en septembre ; Space Adventures s’est trouvé un nouveau client, le milliardaire japonais Yusaku Maezawa, qui documente sa préparation sur la chaîne YouTube et devrait partir en octobre ; et une nouvelle mission lancée par SpaceX devrait à son tour partir en orbite en janvier 2022. De quoi donner raison à Dennis Tito ? Peut-être pas tout à fait. Mais les chiffres sont là. Au prochain semestre, il devrait y avoir plus de touristes dans l’espace que sur les vingt dernières années.