Partager la publication "Wikipédia : l’histoire de 20 ans d’encyclopédie gratuite et collaborative"
La prochaine fois que vous parcourez un article Wikipédia, imaginez que tout ce savoir gratuit n’aurait peut-être jamais existé sans la vente d’images érotiques. Nous sommes à l’orée du troisième millénaire. Et après avoir été un portail d’infos sur la ville de Chicago, le site Bomis.com est devenu un “moteur de recherche destiné aux mecs”, comme le décrit son fondateur, l’entrepreneur américain Jimmy Wales.
Ce trentenaire qui a fait fortune en spéculant sur les fluctuations des taux de change a lancé en 1996 ce site qui s’est peu à peu réorienté vers le sport, les voitures et les filles dénudées. Un petit succès, qui permet à Jimmy Wales, en janvier 2000, de lancer un projet plus ambitieux : Nupedia. Une encyclopédie libre, pensée pour être rédigée de façon collaborative mais supervisée par un rédacteur en chef. Pour ce poste, il a fait venir à San Diego (Californie) un jeune docteur en philosophie rencontré via une liste de diffusion libertarienne, Larry Sanger.
Cet article a initialement été publié dans WE DEMAIN n° 32, paru en novembre 2020. Un numéro toujours disponible sur notre boutique en ligne.
L’idée est séduisante. À une époque où les trente volumes de l’Encyclopædia Universalis, encombrants et peu maniables, coutent l’équivalent de 3 000 euros, il s’agit de proposer gratuitement un état du savoir offrant toutes les ressources de l’interactivité, mis à jour en permanence. Mais Nupedia avance à pas de tortue : à la fin de la première année, seuls deux articles ont été validés. Pour y écrire, il faut être expert de son sujet (un doctorat est même souhaité !). Et le long processus de soumission des textes en décourage plus d’un.
C’est alors qu’un programmeur, Ben Kovitz, propose l’idée d’un wiki. Un type de site web alors peu connu où tout un chacun peut modifier directement les pages (wiki signifie “rapide” en hawaïen). “Larry Sanger a soulevé certaines objections, se souvient-il sur son blog. Est-ce que certains n’allaient pas vandaliser le site ? J’ai dit que oui, mais que d’autres pourraient réparer ça. Est-ce que des idiots n’allaient pas inscrire des descriptions fausses ou biaisées des choses, pour faire valoir leurs opinions politiques ? J’ai dit que oui, et j’ai ajouté que d’autres idiots pourraient supprimer ces choses ou les améliorer.” Le 10 janvier 2001, Larry Sanger poste un message sur le forum de Nupedia, intitulé “Créons un wiki”. Ce sera chose faite cinq jours plus tard. Wikipédia est née.
En quelques semaines seulement, plusieurs centaines d’entrées encyclopédiques sont créées. Principalement en anglais, mais des articles en allemand, catalan et japonais apparaissent très vite. Suivis du français et d’une quinzaine d’autres langues. Fin 2001, on compte près de 20 000 articles. Parmi les premières à contribuer, la Française Florence Devouard. Qui sera par la suite présidente de la fondation Wikimedia (2006-2008). “Je fréquentais des forums de discussion sur le jeu vidéo, où un Canadien anglophone m’a parlé de Wikipédia. À l’époque, c’était tellement petit qu’on ne pouvait pas tomber dessus par hasard.”
Elle est ingénieure agronome, spécialisée en biotechnologie. À la suite des attentats du 11 septembre 2001 et des conflits entre pro et anti-OGM, “on parlait énormément des problèmes de biosécurité”. Mais sur le web, seuls le gouvernement américain ou les lobbys proposent alors des informations sur le sujet. Elle décide d’y consacrer un article en anglais sur l’encyclopédie libre. En à peine dix jours, celui-ci se retrouve parmi les premiers résultats de Google.
“C’était exceptionnel, s’enthousiasme-t-elle. Ce petit site, avec peut-être 60 contributeurs à l’époque, était capable de faire émerger mon article sur le web mondial.” Plus tard, après la déclaration de guerre des États-Unis à l’Irak, elle réitère. Avec d’autres, pour la majorité anglo-saxons, Florence Devouard tente de “décrire et de résumer dans une perspective académique et d’un point de vue neutre ces évènements – et non pas en essayant de manipuler les foules”. Ni lanceurs d’alerte ni journalistes, les wikipédiens ont selon elle “plutôt une âme de documentaliste”.
Neutralité. C’est préciment sur ce concept que Sanger voulait bâtir Wikipédia. Dans chaque article, les différents points de vue sont censés figurer proportionnellement à leur importance dans la société. Mais comment juger de cette importance ? Si certains articles parviennent à être équilibrés, bien d’autres entrainent d’interminables controverses éditoriales. Dont témoignent les pages de “discussion” des articles. Sans compter les vandales qui, dès les débuts, viennent saboter le travail collectif. Et user la patience de Larry Sanger : lui souhaite chasser les “trolls” et autres “anarchistes” de son encyclopédie.
En conflit de plus en plus ouvert avec la communauté des wikipédiens et son employeur Jimmy Wales, il finit par démissionner en mars 2002. Larry Sanger a depuis lancé deux encyclopédies visant à corriger les défauts de Wikipédia. Citizendium, en 2007, un projet collaboratif doté d’un comité de lecture ; puis Everipedia (depuis 2017), qui utilise la blockchain pour responsabiliser ses contributeurs. Sans qu’aucune de ces tentatives n’approche, même de loin, le succès de son antimodèle.
Car malgré les vives critiques suscitées à ses débuts par son format ouvert, l’ascension de Wikipédia a été fulgurante. Abrité depuis 2003 par une fondation à but non lucratif (Wikimedia), le site se classe dès 2007 parmi les dix plus consultés du monde. En 2020, il dépasse les 5 milliards de visites par mois et les 260 millions d’articles. En vingt ans d’existence, Wikipédia s’est étendue et diversifiée en projets annexes : Wiktionnaire, Wikisource, Wikidata… tous alimentés par des centaines de milliers de contributeurs à travers le monde. Autant d’anonymes de langues et de cultures différentes, reliés par le désir d’apporter leur pierre à cette tour de Babel en perpétuelle construction… ou par la volonté de promouvoir leur cause.
C’est là le principal reproche fait à Wikipédia, qu’avait anticipé Larry Sanger : renfermer des informations “biaisées ou fausses”. Sur ce point, un retentissant scandale a suscité très tôt une prise de conscience – et des réformes internes. Fin 2005, le journaliste américain John Seigenthaler découvre sur sa fiche Wikipédia qu’il serait à l’origine des assassinats de John et Robert Kennedy. Un sacré scoop, évidemment bidon, qui déclenche une tempête médiatique contre l’encyclopédie libre. Celle-ci réagit immédiatement.
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“Des changements massifs concernant les critères d’admissibilité pour les personnes vivantes ont été opérés. Notamment pour mieux les protéger, raconte Florence Devouard. Et nous sommes devenus des maniaques de la source !” Désormais, pas de sources (livresques, universitaires ou médiatiques), pas de page. Jusqu’à friser l’excès. Marie-Noëlle Doutreix, enseignante en sciences de l’information à l’université de Lorraine, a fait une thèse sur Wikipédia en 2018.
Elle observe alors que, dans l’article sur le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, presque toutes les phrases sont sourcées. Avec des liens menant jusqu’à trois articles. Tant le sujet fait débat. Autre observation. Le poids donné aux sources officielles et médiatiques, préférées aux sources associatives et militantes. Au risque de privilégier les points de vue institutionnels.
Le débat sur la fiabilité du site, très vif dans le monde universitaire durant les premières années, s’est depuis apaisé. En 2005, une étude de Nature comparant quarante-deux articles de Wikipédia à leurs équivalents dans la prestigieuse Encyclopædia Britannica avait abouti à un score honorable de 3,9 erreurs par entrée dans l’encyclopédie collaborative contre 2,9 erreurs par entrée dans l’encyclopédie des experts. Une étude similaire de 2008 arrivait à un score de 80 % de fiabilité à Wikipédia. Contre 95 % pour des sources “classiques”. La réalité est que selon les domaines ou les pages comparées, les résultats divergent beaucoup.
La qualité inégale des articles est propre à leur écriture collaborative. Si tout le monde peut corriger, vérifier ou apporter une information, il n’y a pas de plan d’ensemble, pas de hiérarchie. On peut ainsi “proposer un article sur un artiste de troisième zone de la même longueur que sur un génie tel que Stendhal”, comme le résume Rémi Mathis, conservateur à la Bibliothèque nationale de France et ancien président de Wikimédia France.
Une absence de hiérarchie qui a le mérite d’empêcher les critiques contre un éventuel parti pris politique. À l’encontre de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui fut accusée au XVIIIe siècle de saper l’autorité royale et la religion; ou du Grand Larousse du XIXe siècle, qui assumait un anticléricalisme militant, Wikipédia n’a pas d’idéologie. Ou si, elle en a une, c’est celle d’être apolitique et neutre.
Cette “neutralité” est parfois obtenue par la simple juxtaposition d’opinions opposées. Parfois aussi, elle est chahutée par de véritables guerres d’édition. Ce fut le cas en 2019, au début de la crise présidentielle au Venezuela. Les partisans de Juan Guaidó écrivaient qu’il était “président par intérim” et précisaient que Nicolás Maduro avait une “légitimité contestée”. Tandis que les pro-Maduro effaçaient systématiquement ces changements. La version française n’est pas en reste. Fatigué des suppressions incessantes d’informations compromettantes sur certaines pages de parlementaires, un utilisateur a créé un petit programme capable de recenser les modifications effectuées depuis les adresses IP de l’Assemblée nationale. Et leurs agissements ont été révélés sur Twitter.
Pour rendre l’autopromotion aussi marginale que possible, la communauté veille. “Des choses passent entre les mailles du filet, remarque toutefois Marie-Noëlle Doutreix. Les entreprises, par exemple, ont appris à mieux utiliser Wikipédia pour rendre un article élogieux sans contrevenir formellement aux règles éditoriales.” Quelques astuces existent aussi pour ceux qui souhaitent créent leur propre page.
C’est ce qu’a fait l’homme politique François Asselineau, candidat à plusieurs élections depuis 2007 (dont la présidentielle en 2017) sans avoir jamais dépassé 1,2 % des voix. “Comme on la supprimait systématiquement dans la version francophone, il l’a créée en anglais. Les Anglo-saxons sont beaucoup plus laxistes au regard des règles d’admissibilité”, estime Florence Devouard, qui rappelle que “Wikipédia n’est pas un annuaire”, ni une “zone de non-droit”. Pour décider de la pertinence d’un article, des règles ont été établies au fil des ans entre les contributeurs, souvent après de longs débats.
Ces législateurs tatillons demeurent une toute petite minorité, fort peu représentative de l’ensemble des utilisateurs. Le nombre des contributeurs actifs de Wikipédia (ceux qui ont modifié plus de cinq articles en un mois) – près de 70 000 en 2018 au niveau mondial – stagne voire décroit depuis 2007. Tout comme la proportion de femmes parmi eux… autour de 9 %. Les wikipédiens réguliers forment un ensemble très homogène : des hommes, blancs, occidentaux, hétérosexuels et d’un haut niveau d’éducation. Autant de biais de représentation que l’on retrouverait probablement dans la plupart des grandes encyclopédies, mais qui font tache dans un projet proclamant sa “vocation universelle”.
Ce fossé entre genres se retrouve dans le contenu : en 2018, sur les 550 000 biographies du Wikipédia francophone, seules 18 % concernaient des femmes. Pour y remédier, des projets soutenus par la fondation Wikimedia ont été mis en place, comme “les sans pagEs”, qui depuis 2016 s’attache à féminiser la version francophone.
Après s’être formée aux normes de rédaction lors d’un des ateliers de l’association à Genève, la Dominicaine Gala Mayí-Miranda a en outre lancé le projet “Noircir Wikipédia” avec la Cubaine Ivonne González. Le but ? “Donner plus de visibilité et pallier les informations lacunaires, erronées, voire inexistantes concernant les cultures et personnalités africaines, des diasporas et afro-descendantes.” Pour cette spécialiste des artistes visuels contemporains des Caraïbes, “contribuer à Wikipédia, c’est un acte militant”.
C’est aussi “un moyen d’exister dans un monde aujourd’hui numérique”, ajoute Donatien Kangah Koffi, président de Wikimedia Côte d’Ivoire. Ce professeur de journalisme encourage donc les Ivoiriens “à corriger ce que nous-mêmes nous pouvons corriger, créer, ou prendre en photo”.
Mais il est conscient de l’ampleur du défi : “Beaucoup d’Africains sont dans la survie, et contribuer à Wikipédia reste bénévole. Mais l’enrichissement c’est que cela nous force à fouiller, sourcer, et finalement redécouvrir des pans entiers de notre histoire.”
Pour aider ce genre d’initiatives, la fondation Wikimedia accorde chaque année de nombreuses bourses. Mais leur montant apparait faible quand on rapporte la somme totale qu’elles représentent (moins de 13 millions de dollars en 2018, soit 11 millions d’euros) au budget annuel. La fondation est en effet devenue une vraie machine à cash : 122 millions de dollars de revenus en 2018-2019, pour 91 millions de dépenses. Les levées de fonds auprès des utilisateurs ne cessent de grossir sa trésorerie (plus de 166 millions de dollars), et en 2016 un fonds de dotation a été créé pour ses plus généreux donateurs.
Parmi ces derniers, on trouve les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), qui utilisent tous dans leurs produits la source gratuite qu’est Wikipédia. Et gare à ceux qui tentent d’échapper à la contribution ! En mars 2018, la directrice exécutive de la fondation, Katherine Maher, a rappelé à l’ordre Amazon, qui utilisait Wikipédia dans ses assistants vocaux sans verser de don en contrepartie. Six mois plus tard, l’entreprise a « offert » un million de dollars.
À quoi sert tout cet argent ? Moins à payer les serveurs nécessaires pour faire tourner l’un des sites les plus consultés au monde (un poste à peu près stable, autour de 2 millions de dollars par an) qu’à payer les salaires d’un nombre croissant d’employés : entre 2006 et 2019, leur nombre a bondi de 3 à 450, et la masse salariale de la fondation de quelque 100 000 dollars à 46 millions, certains hauts dirigeants touchant de très confortables salaires (la rémunération brute de Katerine Maher dépassait ainsi les 30 000 dollars par mois en 2018).
Face à ces chiffres, les acteurs historiques du secteur encyclopédique font pâle figure. En France, l’Encylopédie Universalis comme les éditions Larousse tournent aujourd’hui autour de 4 millions d’euros de chiffres d’affaires annuel. Qu’il semble loin, l’âge d’or des années 1980 et 1990, quand l’Universalis vendait 20 000 collections complètes par an ! La plus prestigieuse des encyclopédies francophones, lancée en 1968, a dû passer par l’abandon du support papier en 2012 et un dépôt de bilan en 2014.
Pour son directeur général Hervé Rouanet, elle ne joue tout simplement pas dans la même cour que Wikipédia : “La notion d’information certifiée, d’anti-fake news, protégée par la propriété intellectuelle, le fait de savoir qui écrit, avec quelle expertise, et quel recul sur le savoir, sont des éléments de réassurance de plus en plus recherchés par les internautes.”
De son côté, Larousse s’était lancé à corps perdu dans un projet d’encyclopédie “semi-collaborative” en 2008, dans l’espoir avoué de détrôner Wikipédia des premiers résultats Google. La vénérable entreprise semble depuis s’être résignée à n’être qu’un acteur secondaire dans la bataille du savoir : aujourd’hui, alors que Wikipédia consacre de très nombreuses pages au Covid-19, l’encyclopédie Larousse ignore encore son existence !
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