Partager la publication "Muhammad Yunus, le “banquier des pauvres” qui cartonne à Wall Street"
Qui aurait imaginé que Muhammad Yunus, le « banquier des pauvres »,
qui a fondé le premier établissement
de microcrédit au monde, la Grameen Bank, sorti 8,4 millions d’individus de la misère et décroché le prix Nobel de la paix en 2006, deviendrait
une star aux États-Unis ? Inconcevable il y a encore cinq ans, la Grameen America, l’organisation qu’il a créée en Amérique sur le modèle bangladais, est désormais l’une des institutions bancaires ayant connu la plus grande réussite au pays du libéralisme roi.
L’implantation aux États-Unis de la Grameen Bank a démarré en janvier 2008. Avec la crise, des millions d’Américains
se sont retrouvés au chômage. Au plus fort de la déflagration financière, entre 2008 et 2009, la première économie mondiale a détruit, en quatre mois seulement, 663000 emplois, le chômage atteignant 8,5 % – son plus haut niveau depuis novembre 1983. En avril 2009, 14,5 millions d’Américains avaient perdu leur travail. Aujourd’hui, le gouvernement peut souffler : la courbe du chômage
est repassée sous la barre des 10 millions. Mais la situation n’est pas réjouissante pour autant : un Américain sur sept
vit sous le seuil de pauvreté. Dont une majorité de femmes et un enfant sur cinq.
B.a.-ba du management
L’idée de la Grameen America, à l’exemple de ce que Muhammad Yunus a lancé au Bangladesh, est de s’appuyer sur les femmes pour développer son activité.
« Notre modèle est né en Asie. Nous avons voulu démontrer qu’à côté du capitalisme libéral le plus sauvage, une autre économie plus solidaire est possible et bénéfique. C’est vrai qu’on nous a accueillis avec des grands yeux ronds. S’implanter au cœur
du pays a priori le plus riche du monde pouvait paraître osé, fou même. Mais je suis convaincu que notre modèle est valable partout dans le monde. Les femmes sont nos meilleurs ambassadeurs. Donnez-leur 1 dollar, elles vous le rendent au centuple. »
Le principe est simple : pour sortir
de la précarité, une femme souhaite créer sa propre entreprise. Elle s’adresse à la Grameen America. Pendant une semaine, les membres de l’institution vont
la former aux b.a.-ba du management
et de la gestion d’entreprise. En retour, elle reçoit la somme nécessaire pour démarrer, soit un microcrédit de
1 500 dollars (un peu plus de 1 000 euros) en moyenne. Ensuite, l’entrepreneure
et la banque ont rendez-vous chaque semaine pour faire le point, évaluer les avancées, affronter les difficultés, trouver les solutions et envisager les marges de progression. Et ce pendant un, deux ou trois ans, selon les besoins.
Jamais, depuis six ans, une organisation de microfinance n’avait enregistré autant de demandes sur le sol américain. La Grameen America a attribué pas moins de 140 millions
de dollars (100 millions d’euros)
à plus de 23 000 femmes ; et permis de créer 25 000 emplois. La banque,
qui avait démarré modestement dans
le Queens, dispose désormais d’antennes dans d’autres quartiers de New York, mais aussi à Indianapolis, Los Angeles, San Francisco, Boston, Austin, etc.
Dîners en ville
Chaque bénéficiaire d’un microcrédit possède une histoire singulière. C’est le cas de Patricia, une Guyanaise qui, grâce à un prêt de 10 000 dollars (obtenu en trois temps) a pu ouvrir un établissement de restauration rapide. Une autre a ouvert un salon de coiffure, une autre encore, un magasin de bricolage. Le retour sur investissement est positif : 99 % des prêts accordés sont remboursés.
Barack Obama ne cache pas son admiration. Et Muhammad Yunus
a ses entrées à la Maison Blanche. The
B Team, l’association qui réunit des chefs d’entreprise aussi emblématiques que Richard Branson (Virgin), Paul Polman (Unilever), Jochen Zeitz et François-Henri Pinault (Kering), et qui milite
en faveur d’une prise de conscience
des grands PDG pour une économie plus humaine et environnementale, soutient et accompagne le professeur Yunus. Celui-ci est l’invité des dîners en ville des maîtres de Wall Street. Hollywood n’est pas en reste. L’acteur Hugh Jackman s’est engagé pour la promotion du documentaire To Catch a Dollar, qui retrace l’aventure de la Grameen America. Un film utile pour expliquer le projet aux Américains, pour nombre desquels le fait qu’une banque puisse accorder des prêts sans avoir pour seul objet la rentabilité est difficilement concevable.
« Message inique »
À chacune de ses apparitions publiques sur le sol américain,
des milliers de manifestants, étudiants, industriels et financiers se pressent pour écouter le message de Yunus, qui paraît
le premier surpris de ce succès. Qu’il s’exprime pendant un dîner caritatif
à Washington ou lors d’un meeting avec des étudiants à Central Park, l’économiste martèle les mêmes paroles et ne laisse personne ignorer la réalité économique :
« Pensez-vous que les pauvres, les personnes qui sont au chômage sont responsables
de leur situation ? Pensez-vous que c’est leur faute ? Certainement pas. Le message que notre système envoie est inique. Nous leur faisons comprendre que nous n’avons pas besoin d’eux. De fait, on les exclut. Et le système ne le dit pas à une minorité, mais à des millions d’individus dans le monde. Et en particulier aux jeunes. Comment est-ce possible ? Comment pouvons-nous abandonner la jeunesse ? Quel monde, quelle société avons-nous bâti pour que, comme dans certaines régions d’Europe,
25 % des jeunes ne trouvent pas d’emploi ? Faire des affaires est un moyen formidable de résoudre les problèmes que rencontre l’humanité aujourd’hui. Quand on réinjecte l’argent gagné dans la communauté pour que les autres, les plus nécessiteux, puissent eux-mêmes créer de la valeur, nous créons un cercle vertueux et contribuons à résoudre le problème de la pauvreté dans le monde. Nous naissons tous entrepreneurs ! »
Début avril, la femme d’affaires Andrea Jung a rejoint la Grameen America pour en prendre la présidence. « C’est une excellente nouvelle, assure Yunus, car de par son expérience,
depuis vingt ans, à la tête du groupe Avon [une entreprise américaine de cosmétiques, parfum et accessoires],
et son engagement pour la promotion des femmes, elle va nous permettre d’accélérer notre développement. » L’objectif du Prix Nobel de la paix 2006 est parfaitement énoncé : « Que ce soit aux Etats-Unis
ou ailleurs, le modèle est valable partout dans le monde. Le microcrédit est une force réelle de changement de société. »
Isabelle Lefort
Journaliste We Demain