Partager la publication "Navi Radjou : “La France est l’épicentre de l’innovation frugale”"
Navi Radjou est consultant en innovation dans la Silicon Valley. Co-auteur de L’innovation Jugaad, redevenons ingénieux, il a théorisé le principe du système D développé dans les pays émergents. Il incite les entrepreneurs à faire mieux avec moins et à convertir les contraintes du marché en opportunités de développement. « L’innovation frugale » commence à intéresser les grands groupes occidentaux.
Interview réalisée le 17 juin à La Paillasse, à Paris, lors de la présentation de l’exposition.
Navi Radjou : On pourrait presque appeler ça la version 2.0 de Jugaad. Jugaad, c’est l’expression de l’ingéniosité individuelle : Monsieur tout le monde, particulièrement dans les pays émergents, a le pouvoir de développer des solutions avec peu de ressources. Mais si les innovateurs Jugaad se mettent en réseau et collaborent, on peut créer une sorte de révolution, dont l’impact sera exponentiel puisque nous sommes dans un monde interconnecté et interdépendant. Le collectif n’occulte pas l’expression individuelle, au contraire, il l’amplifie. Quand quelqu’un qui est en Californie a une idée, on peut développer des solutions, créer un réseau mondial. La couveuse pour enfants prématurés, conçue à Stanford, aujourd’hui développée en Inde et déployée en Afrique en est un bon exemple (Voir We Demain n°5 ).
Tout le monde peut contribuer alors ?
C’est le principe de l’effet papillon. Un petit battement d’ailes a Stanford a créé un ouragan d’innovation dans le monde. Le nom de l’exposition, Wave, c’est tout ça. Toute vague commence avec une gouttelette et se transforme en énorme vague. Ça va donc sauver le monde car ça va donner de l’espoir aux gens. L’ambiance est tellement morose en ce moment, on a l’impression que tout va mal alors que pour sauver le monde on n’a pas besoin des sous de Google, on a besoin des gens ordinaires. Il n’y a plus un seul « superman » qui va sauver le monde mais plutôt de nombreux « mini superman », des gens ordinaires qui collectivement peuvent avoir le potentiel d’un « superman ». Avant, les créateurs étaient autonomes. Aujourd’hui, on a un cerveau mondial interconnecté. L’exposition veut montrer comment ce cerveau mondial arrive a co-créer des solutions qui sont ingénieuses, abordables, durables et qui transforment toutes les sociétés du monde, toutes les industries. On veut présenter ce « supermonde » en cours de construction.
Le Jugaad est un mouvement mondial. Pourquoi faire cette exposition en France ?
C’est ma façon de valoriser l’importance de la France dans cette nouvelle économie. On est un pays pionnier en termes d’économie du partage, d’économie circulaire et on le sera bientôt sur les fablab, tout ce qui est « Makers mouvement »… Même si je vis dans la Silicon Valley, je suis fier qu’on fasse cette exposition en France. On envoie un message au reste du monde : la France innove. Ici, on est à l’épicentre de grandes innovations de rupture qui vont bouleverser toutes les sociétés du monde.
Vous avez consacré un ouvrage à l’innovation Jugaad qui appelle à « redevenir » ingénieux. Est-ce que cela signifie que nous l’étions et que nous l’avons perdu ?
Les enfants sont par nature ingénieux parce qu’ils ne sont pas encore formatés. À partir de 12 ans, ils commencent à perdre cette forme d’ingéniosité ; et avant même l’entrée en fac, vous l’avez oubliée. « Redevenir ingénieux », c’est dire : attention, préservons cette ingéniosité enfantine qui ensuite se dissipe. La bonne nouvelle c’est qu’on a maintenant des espaces, comme des lieux physiques où on peut venir pour retrouver cette ingéniosité latente. Quand vous venez dans un endroit comme La Paillasse, que j’appelle d’ailleurs « le centre de décoinçage de Paris », le cerveau commence à se relaxer, il n’est pas intimidé par l’endroit. C’est familier, plus informel. Il faut créer un cadre où les gens peuvent se décoincer ! Prenez les ingénieurs scientifiques qui travaillent dans des grands groupes. Ils sont très structurés, travaillent dans des organisations très hiérarchisées. Le jugement porté sur ce qu’ils font sape leur confiance en eux… C’est plus une question de « désapprentissage » que d’apprentissage. La France est un grand pays d’ingénieurs, pas encore un pays d’ingénieux.
Justement, est-ce que vos théories plaisent en France ?
Les jeunes comprennent tout à fait l’importance de ce dont je parle. Pour les baby boomers, c’est plus compliqué. Surtout pour les managers : « lâchez prise, déléguez et contrôlez moins », ce ne sont pas des messages rassurants pour les dirigeants. C’est un message qui dérange, parfois. Et c’est important que ça dérange, surtout dans le monde des décideurs politiques ! De plus en plus, les citoyens sont capables de s’auto-organiser. Certains lancent leur propre start-up, changent de carrière. Ce sont des étudiants qui avaient des idées mais qui n’osaient pas les mettre en œuvre. Ce sont aussi des employés d’entreprises, qui proposent des idées mais qui sont souvent flingués par leurs supérieurs. Ça risque de bouleverser le statut du chef, le statu quo du modèle économique. Cette perte de pouvoir intimide et fait peur.
Carlos Ghosn a d’ailleurs qualifié votre ouvrage de lecture « provocante et divertissante pour les leaders du XXIème siècle ». Comment comptez-vous les impliquer dans la réflexion ?
Est-ce que les grands groupes du Cac 40 comprennent vraiment les enjeux associés à ces tendances ? Je n’en suis pas sûr. De ma propre expérience de consultant en entreprises, j’ai parfois l’impression qu’ils sont complètement à coté de la plaque. Il faut profiter de l’exposition pour les confronter à un lieu physique qui illustre ces changements, afin de les sensibiliser. Nous avons créé des temps spéciaux avec des grands groupes pour se rencontrer et débattre. Déjà ça va commencer à cogiter un peu. Soit ils seront excités, soit ils auront peur. Dans tous les cas, on va leur demander d’y réfléchir. L’idée c’est de donner une opportunité aux dirigeants d’induire le changement dans l’entreprise. On commence par la sensibilisation puis on se demande : et maintenant, qu’est ce qu’on fait ?
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