Partager la publication "Cancer : “J’ai été le cobaye d’une révolution qui vient d’aboutir”"
La mise sur le marché de ce médicament est une révolution : elle consacre la preuve que l’immunothérapie n’est plus un rêve inaccessible. Et, pour la première fois de l’histoire, grâce à la création de globules blancs dits “chimériques”, des cellules du patient après modification génétique en laboratoire sont autorisées à être réinjectées dans le corps du patient. Le nom de cet ajout : CAR-T, pour Chimeric Antigen Receptor T.
Pour comprendre cette formidable avancée, il faut revenir sur les épisodes de la guerre contre le cancer. Après la radiothérapie, contemporaine de la découverte de la radioactivité par Becquerel et Pierre et Marie Curie, qui a enregistré une première guérison en 1899 en attaquant les tumeurs avec des rayons atomiques ; après les chimiothérapies, initiées dans les années 1940 lorsqu’on constata l’effet sur le cancer des gaz “moutarde” réapparus dans l’enfer de la guerre, l’immunothérapie – qui a vécu ses premiers balbutiements dans les années 1980 – a entrepris de lancer contre l’ennemi les armées de nos systèmes de défense immunitaires, à savoir les globules blancs de notre sang, appelés lymphocytes T, suivis de divers numéros correspondant à leurs spécificités.
Pourtant, depuis des années, les médecins avaient constaté des rémissions inexplicables. La plus ancienne avait été étudiée par le cancérologue américain William Coley qui, dès 1890, en avait logiquement déduit que les défenses immunitaires des survivants devaient y être pour quelque chose.
Les lymphocytes T, une arme contre le cancer ? L’idée n’a cessé depuis de faire son chemin. En 1976, des chercheurs du Japon puis du NIH isolent, grâce aux techniques de génie génétique, des molécules de la famille des cytokines nommées interleukines 2. Ces dernières se révèlent capables, par maturation et prolifération, de provoquer la levée en masse contre l’ennemi des globules blancs dont elles proviennent.
Huit “nodules” dans les poumons
Paris, octobre 1988. Alors que je ne souffre d’aucune maladie en dehors d’un peu d’hypertension, je me soumets à un check-up de routine, au terme duquel on me suggère une nouvelle radio des poumons. Cette fois, le radiologue prévient aussitôt mon médecin qui m’intime dans la foulée de subir un scanner du thorax. Après avoir tranquillement convenu d’un rendez-vous à une date raisonnable, je suis rattrapé par un appel affolé de ma femme qui relaie celui de mon médecin et m’annonce : “Je ne sais pas ce qui se passe mais tu as rendez-vous à minuit à la clinique Hartmann pour un scanner.” À minuit et demi, j’apprends que j’ai huit “nodules” (pudique euphémisme pour ne pas dire tumeurs) dans les poumons.
Le lendemain, j’appelle mon ami Jean-Marie Andrieu, cancérologue, qui me convoque sur le champ à l’hôpital Laennec et me réserve une nouvelle surprise. “Tes nodules sont en fait des métastases d’un cancer du rein gauche.” Une urographie le confirme. Entre la radio et le verdict, il ne s’est pas écoulé 24 heures. Mais ce n’est qu’un début.
10 % de chances de survie
Mon rein et sa tumeur insensible, mais grosse comme un pamplemousse, sont éradiqués à l’hôpital Necker, tandis que mon entourage s’agite pour convaincre le NIH que je suis un bon candidat pour la science.
Quatre jours plus tard, j’oublie la souffrance provoquée par la sonde métallique qui s’enfonce dans l’espace libéré par mon rein quand j’apprends que, condamné mais suffisamment en forme pour affronter la bagarre, j’ai été admis en Amérique à la dignité d’animal de laboratoire. Après d’innombrables examens préliminaires et trois semaines de convalescence, je me présente accompagné par ma femme, le 29 décembre 1989, à l’entrée du moderne Building 10 de Bethesda, dans le Maryland. Au-dessus de la grande porte vitrée, un panneau proclame “Clinical Center for Human Experimentation”.
Ma première consultation, par honnêteté et sans doute aussi pour mesurer ma détermination, me soumet à l’avalanche de toutes les horreurs qui me sont promises. Les fameux effets secondaires, appelés CRS (Cytokine release syndrome), qui restent aujourd’hui inévitables : sensations de froid intense, desquamations permanentes, arrêt de certaines fonctions vitales, délires paranoïaques, et surtout incessantes noyades provoquées par l’accumulation anormale de fluides dans l’espace alvéolaire et les tissus interstitiels du poumon, jusqu’à l’œdème.
Au terme de la litanie cauchemardesque, la voix étranglée de ma femme articule avec peine : “But my husband is not a mouse.” Mais moi je veux être une souris de laboratoire, je veux tout, je suis prêt à tout affronter.
“J’ai connu tous les supplices annoncés. Et un jour, en mai 1990, on m’a déclaré ‘en rémission’.”
Au cours du second épisode, mon cœur s’est arrêté. Mais il est reparti. Et comme les premiers résultats se montraient prometteurs, on a continué. J’ai connu tous les supplices annoncés. Et un jour, à la fin du repos qui suivait le troisième round, c’est-à-dire en mai 1990, on m’a déclaré “en rémission”.
Pourquoi moi ? Pourquoi presque tous ceux qui ont traversé les mêmes épreuves sont-ils morts ? Parmi les millions de cellules soldats qui écumaient mon corps, comment et pourquoi certaines auraient-elles acquis le pouvoir de devenir des tueuses de cancer ? Ont-elles compensé un déficit immunitaire particulier qui serait à l’origine de mes tumeurs ?
Toujours est-il que 10 % des patients soumis à l’expérience auraient connu un début de réponse, que chez un tiers d’entre eux les tumeurs auraient disparu et que les deux autres tiers auraient rechuté. Résultat : sur 300 cobayes, nous serions trois survivants.
Un an après mon traitement, l’interleukine a reçu l’autorisation de mise sur le marché dans l’espoir de nouveaux progrès. Mais son utilisation contre le cancer a finalement été interrompue. Trop cher, trop pénible, trop dangereux, trop aléatoire. Ce qui n’a pas empêché la recherche de persévérer et de progresser.
Avant d’avoir recours à la manipulation génétique, à la fin des années 1990, le docteur Steven Rosenberg avait essayé de stimuler en laboratoire les lymphocytes qui avaient été en contact avec les cellules cancéreuses du patient par de l’interleukine 2. Mais cette mauvaise fréquentation n’avait pas suffi à déchaîner leur agressivité. Il fallait qu’elles soient génétiquement programmées pour cela.
C’est alors que, plus de vingt après ma guérison, le rêve chimérique a été spectaculairement validé par… une chimère. Dans la mythologie, une chimère est un monstre composite à tête de lion, à corps de chèvre et à queue de dragon. Ici, la chimère née de la manipulation génétique n’est plus un mythe, mais une nouvelle réalité vivante !
SURARMEMENT DE L’ORGANISME
L’autre prix à payer est, dans la plupart des cas, l’agression provoquée par le surarmement de l’organisme. Toujours les mêmes effets secondaires, les CRS. Mais quand la guérison est au bout l’épreuve, cela est peut-être moins intolérable.
Aujourd’hui, la médecine peut célébrer son extraordinaire avancée dans la lutte contre la leucémie lymphoblastique. D’autres “chimères” ne tarderont pas à être découvertes pour armer d’autres lymphocytes et lutter contre d’autres cancers.
“Sans autre mérite que d’avoir voulu survivre, j’ai fait un petit pas dans la direction du progrès.”
Novartis, après l’homologation historique de Kymriah, fait aujourd’hui la course en tête, avec un budget annuel de 9,3 milliards de dollars de recherche et développement qui doit passer à 10,5 milliards en 2020. Les géants de l’industrie pharmaceutique – tels que Gilead, qui a déboursé 12 milliards de dollars pour racheter Kite Pharma, et Juno – se bousculent déjà, et les initiatives se multiplient.
Enfin, le français Cellectis est en train de lancer un essai thérapeutique en administrant à des volontaires des CAR-T produits non pas avec les lymphocytes des patients, mais à partir de cellules lambda. Ce qui pourrait faire baisser très sensiblement les prix de la thérapie.
La voie ouverte est exaltante et la FDA, pourtant peu expansive dans ses commentaires habituels, a fait celui-ci : “Nous entrons dans une nouvelle ère dans l’innovation médicale avec la capacité de reprogrammer les cellules immunitaires d’un malade pour qu’elles puissent détruire les cellules cancéreuses mortelles.”
Sans autre mérite que d’avoir voulu survivre, j’ai fait un petit pas dans la direction du progrès. Ce qui, en entretenant l’espoir contre vents et marées, pourrait peut-être donner un sens à l’injustice de ma singulière guérison. Il faut désormais croire aux chimères.
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