Cancer : “J’ai été le cobaye d’une révolution qui vient d’aboutir”

Depuis plus de trente ans, la médecine s’ingénie à prouver que l’immunothérapie est une solution d’avenir dans la lutte contre le cancer. Pourtant, à part la rémission d’une poignée d’incompréhensibles rescapés, à laquelle j’ai eu la chance d’appartenir à la fin des années 1980, le grand espoir semblait bien parti pour rester un rêve chimérique. Mais que serait la science sans son opiniâtreté ? Des années durant, la formidable ruche du National Cancer Institute (NCI), département des National Institutes of Health (NIH) de Bethesda (Maryland), a continué à bourdonner, tandis que des centaines de scientifiques à travers le monde poursuivaient inlassablement les mêmes recherches.

Le 30 août 2017, vingt-sept ans après mon improbable aventure, le sourire d’Emily Whitehead, 12 ans, traitée à l’hôpital pour enfants de Philadelphie, a tout changé. Le cas de cette petite fille, en rémission depuis cinq ans d’une incurable leucémie lymphoblastique aiguë, a convaincu la très pointilleuse Food and Drug Administration (FDA) d’accorder aux laboratoires Novartis l’autorisation de commercialiser aux États-Unis le produit auquel elle doit sa survie. Une potion à 475 000 dollars nommée Kymriah.

La mise sur le marché de ce médicament est une révolution : elle consacre la preuve que l’immunothérapie n’est plus un rêve inaccessible. Et, pour la première fois de l’histoire, grâce à la création de globules blancs dits “chimériques”, des cellules du patient après modification génétique en laboratoire sont autorisées à être réinjectées dans le corps du patient. Le nom de cet ajout : CAR-T, pour Chimeric Antigen Receptor T.

Pour comprendre cette formidable avancée, il faut revenir sur les épisodes de la guerre contre le cancer. Après la radiothérapie, contemporaine de la découverte de la radioactivité par Becquerel et Pierre et Marie Curie, qui a enregistré une première guérison en 1899 en attaquant les tumeurs avec des rayons atomiques ; après les chimiothérapies, initiées dans les années 1940 lorsqu’on constata l’effet sur le cancer des gaz “moutarde” réapparus dans l’enfer de la guerre, l’immunothérapie – qui a vécu ses premiers balbutiements dans les années 1980 – a entrepris de lancer contre l’ennemi les armées de nos systèmes de défense immunitaires, à savoir les globules blancs de notre sang, appelés lymphocytes T, suivis de divers numéros correspondant à leurs spécificités.

L’immunothérapie s’est développée à mesure que reculait une vieille certitude : les soldats de notre organisme ne s’attaqueraient qu’aux envahisseurs venus de l’extérieur. C’est -pourquoi les globules blancs étaient considérés comme inefficaces face aux tumeurs cancéreuses, puisque ces dernières ne sont pas étrangères mais résultent de la prolifération aberrante de nos propres cellules.

Pourtant, depuis des années, les médecins avaient constaté des rémissions inexplicables. La plus ancienne avait été étudiée par le cancérologue américain William Coley qui, dès 1890, en avait logiquement déduit que les défenses immunitaires des survivants devaient y être pour quelque chose.

Les lymphocytes T, une arme contre le cancer ? L’idée n’a cessé depuis de faire son chemin. En 1976, des chercheurs du Japon puis du NIH isolent, grâce aux techniques de génie génétique, des molécules de la famille des cytokines nommées interleukines 2. Ces dernières se révèlent capables, par maturation et prolifération, de provoquer la levée en masse contre l’ennemi des globules blancs dont elles proviennent.

Huit “nodules” dans les poumons

Le docteur Steven Rosenberg, du NCI de Bethesda, très impliqué dans l’hypothèse immunologique, décide aussitôt d’injecter à des volontaires cette fameuse interleukine 2. Ses premières expériences portent sur le mélanome et – cauchemar des cancérologues – sur les métastases pulmonaires du cancer du rein. Les résultats sont extrêmement timides mais peuvent tout de même être considérés comme encourageants.

Paris, octobre 1988. Alors que je ne souffre d’aucune maladie en dehors d’un peu d’hypertension, je me soumets à un check-up de routine, au terme duquel on me suggère une nouvelle radio des poumons. Cette fois, le radiologue prévient aussitôt mon médecin qui m’intime dans la foulée de subir un scanner du thorax. Après avoir tranquillement convenu d’un rendez-vous à une date raisonnable, je suis rattrapé par un appel affolé de ma femme qui relaie celui de mon médecin et m’annonce : “Je ne sais pas ce qui se passe mais tu as rendez-vous à minuit à la clinique Hartmann pour un scanner.” À minuit et demi, j’apprends que j’ai huit “nodules” (pudique euphémisme pour ne pas dire tumeurs) dans les poumons.

Le lendemain, j’appelle mon ami Jean-Marie Andrieu, cancérologue, qui me convoque sur le champ à l’hôpital Laennec et me réserve une nouvelle surprise. “Tes nodules sont en fait des métastases d’un cancer du rein gauche.” Une urographie le confirme. Entre la radio et le verdict, il ne s’est pas écoulé 24 heures. Mais ce n’est qu’un début.

10 % de chances de survie

La sentence tombe aussitôt. “La médecine est impuissante contre ce type de cancer. Tu es foutu sauf… Sauf si tu es admis à subir au NIH un traitement expérimental qui s’applique exactement à ton cas.” On me donne alors 10 % de chances de survie, ce qui se révélera très optimiste. Mais c’est ça ou rien et je décide avec une détermination de forcené de tout faire pour me soumettre à l’expérience.

Mon rein et sa tumeur insensible, mais grosse comme un pamplemousse, sont éradiqués à l’hôpital Necker, tandis que mon entourage s’agite pour convaincre le NIH que je suis un bon candidat pour la science.

Quatre jours plus tard, j’oublie la souffrance provoquée par la sonde métallique qui s’enfonce dans l’espace libéré par mon rein quand j’apprends que, condamné mais suffisamment en forme pour affronter la bagarre, j’ai été admis en Amérique à la dignité d’animal de laboratoire. Après d’innombrables examens préliminaires et trois semaines de convalescence, je me présente accompagné par ma femme, le 29 décembre 1989, à l’entrée du moderne Building 10 de Bethesda, dans le Maryland. Au-dessus de la grande porte vitrée, un panneau proclame “Clinical Center for Human Experimentation”.

Ma première consultation, par honnêteté et sans doute aussi pour mesurer ma détermination, me soumet à l’avalanche de toutes les horreurs qui me sont promises. Les fameux effets secondaires, appelés CRS (Cytokine release syndrome), qui restent aujourd’hui inévitables : sensations de froid intense, desquamations permanentes, arrêt de certaines fonctions vitales, délires paranoïaques, et surtout incessantes noyades provoquées par l’accumulation anormale de fluides dans l’espace alvéolaire et les tissus interstitiels du poumon, jusqu’à l’œdème.

Au terme de la litanie cauchemardesque, la voix étranglée de ma femme articule avec peine : “But my husband is not a mouse.” Mais moi je veux être une souris de laboratoire, je veux tout, je suis prêt à tout affronter.

“J’ai connu tous les supplices annoncés. Et un jour, en mai 1990, on m’a déclaré ‘en rémission’.”

Le parcours du combattant va durer six mois. D’abord, deux séquences de dix jours (dont neuf en soins intensifs), séparées par dix jours de repos. Puis quatre semaines pour laisser opérer la soldatesque qui ravage le territoire et pour reprendre des forces avant de me faire à nouveau détruire au tour suivant.

Au cours du second épisode, mon cœur s’est arrêté. Mais il est reparti. Et comme les premiers résultats se montraient prometteurs, on a continué. J’ai connu tous les supplices annoncés. Et un jour, à la fin du repos qui suivait le troisième round, c’est-à-dire en mai 1990, on m’a déclaré “en rémission”.

Pourquoi moi ? Pourquoi presque tous ceux qui ont traversé les mêmes épreuves sont-ils morts ? Parmi les millions de cellules soldats qui écumaient mon corps, comment et pourquoi certaines auraient-elles acquis le pouvoir de devenir des tueuses de cancer ? Ont-elles compensé un déficit immunitaire particulier qui serait à l’origine de mes tumeurs ?

Toujours est-il que 10 % des patients soumis à l’expérience auraient connu un début de réponse, que chez un tiers d’entre eux les tumeurs auraient disparu et que les deux autres tiers auraient rechuté. Résultat : sur 300 cobayes, nous serions trois survivants.

Un an après mon traitement, l’interleukine a reçu l’autorisation de mise sur le marché dans l’espoir de nouveaux progrès. Mais son utilisation contre le cancer a finalement été interrompue. Trop cher, trop pénible, trop dangereux, trop aléatoire. Ce qui n’a pas empêché la recherche de persévérer et de progresser.

Avant d’avoir recours à la manipulation génétique, à la fin des années 1990, le docteur Steven Rosenberg avait essayé de stimuler en laboratoire les lymphocytes qui avaient été en contact avec les cellules cancéreuses du patient par de l’interleukine 2. Mais cette mauvaise fréquentation n’avait pas suffi à déchaîner leur agressivité. Il fallait qu’elles soient génétiquement programmées pour cela.

C’est alors que, plus de vingt après ma guérison, le rêve chimérique a été spectaculairement validé par… une chimère. Dans la mythologie, une chimère est un monstre composite à tête de lion, à corps de chèvre et à queue de dragon. Ici, la chimère née de la manipulation génétique n’est plus un mythe, mais une nouvelle réalité vivante !

C’est ainsi que des cellules T, soldats de notre organisme, peuvent recevoir une parcelle d’ADN, isolée au terme de recherches extrêmement complexes menées par le professeur Carl June, de l’Université de Pennsylvanie, qui leur permettra de reconnaître une cellule ennemie déterminée. En l’occurrence la responsable de la leucémie lymphoblastique, cancer qui touche surtout les enfants.

Afin de faire pénétrer dans le lymphocyte T le code génétique qui en fera l’agresseur de la cellule visée, on utilise comme véhicule un virus désactivé auquel on a inoculé la séquence d’ADN. Ce virus pénètre la cellule T et fait son travail de virus en introduisant le gène étranger dans l’ADN de son hôte, qui devient ainsi une “chimère”. C’est pourquoi les cellules T modifiées par cette manipulation reçoivent le nom de CAR-T (Chimeric Antigen Receptor T).

SURARMEMENT DE L’ORGANISME

Pour compliquer encore les opérations, les lymphocytes modifiés doivent provenir du propre sang de la personne traitée. Ils sont ensuite multipliés et réinjectés dans les veines du malade. Ce traitement sur mesure explique le prix astronomique de la potion nommée Kymriah proposée par Novartis après son homologation historique avec la FDA. Prudent, le laboratoire s’engage à ne pas faire payer le traitement en cas d’échec, même si les premiers résultats indiquent 52 entrées en rémission sur 63 patients traités expérimentalement, soit 86 % de réussite.

L’autre prix à payer est, dans la plupart des cas, l’agression provoquée par le surarmement de l’organisme. Toujours les mêmes effets secondaires, les CRS. Mais quand la guérison est au bout l’épreuve, cela est peut-être moins intolérable.

Aujourd’hui, la médecine peut célébrer son extraordinaire avancée dans la lutte contre la leucémie lymphoblastique. D’autres “chimères” ne tarderont pas à être découvertes pour armer d’autres lymphocytes et lutter contre d’autres cancers.

“Sans autre mérite que d’avoir voulu survivre, j’ai fait un petit pas dans la direction du progrès.”

Novartis, après l’homologation historique de Kymriah, fait aujourd’hui la course en tête, avec un budget annuel de 9,3 milliards de dollars de recherche et développement qui doit passer à 10,5 milliards en 2020. Les géants de l’industrie pharmaceutique – tels que Gilead, qui a déboursé 12 milliards de dollars pour racheter Kite Pharma, et Juno – se bousculent déjà, et les initiatives se multiplient.

Enfin, le français Cellectis est en train de lancer un essai thérapeutique en administrant à des volontaires des CAR-T produits non pas avec les lymphocytes des patients, mais à partir de cellules lambda. Ce qui pourrait faire baisser très sensiblement les prix de la thérapie.

La voie ouverte est exaltante et la FDA, pourtant peu expansive dans ses commentaires habituels, a fait celui-ci : “Nous entrons dans une nouvelle ère dans l’innovation médicale avec la capacité de reprogrammer les cellules immunitaires d’un malade pour qu’elles puissent détruire les cellules cancéreuses mortelles.

Sans autre mérite que d’avoir voulu survivre, j’ai fait un petit pas dans la direction du progrès. Ce qui, en entretenant l’espoir contre vents et marées, pourrait peut-être donner un sens à l’injustice de ma singulière guérison. Il faut désormais croire aux chimères. 

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