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GAFA : Comment je suis devenu invisible

À l’occasion de la Journée de la protection des données le 28 janvier, voici un extrait d’un article paru dans le numéro 25 de la revue We Demain

Je hais Maïté et Micheline. Elles me sortent par les yeux, je veux les voir s’arracher de l’écran, s’extirper, disparaître à jamais. Et pourtant, toujours elles reviennent. C’est devenu une obsession, elles me rendent fou! Tout a commencé il y a quelques mois lorsque j’ai eu la nostalgie d’une émission des années 1990 sur FR3 : La Cuisine des mousquetaires. Voici Maïté, robuste paysanne à l’accent gascon presque incompréhensible, et Micheline, une blonde septuagénaire très apprêtée, dont la voix maniérée indique qu’elle vient de la haute société de Bordeaux. La rustique et la bourgeoise s’affrontent devant un amoncellement de viandes et de légumes dont la main de Maïté triomphe toujours au grand ravissement de Micheline. Distrayant… Avant que cela ne devienne un cauchemar.

À chacune de mes visites sur YouTube, le visage de ces deux horribles succubes s’incruste sur le côté droit de l’écran. Décidais-je d’écouter No More Hot Dogs par le poète des Appalaches Hazil Hadkins que Maïté décapite un canard. Micheline est épouvantée! Je souhaiterais apprécier le merveilleux Smell of Female des Cramps, mais voilà qu’elle découpe en rondelle des anguilles vivantes sous l’œil horrifié de Micheline. C’en est assez! J’enferme Micheline dans le saloir et j’embroche Maïté sur la cheminée après lui avoir farci le bide avec de la chair à saucisse sans oublier de lui enfoncer une gousse d’ail dans les narines et un bouquet de persil dans le croupion, pour la rôtir tout en l’arrosant de gras de jambon fondu.
 

PISTAGE HISTORIQUE

Ceci étant fait, je m’attaque au fond du problème. Le harcèlement dont j’ai été victime vient des cookies, ces mouchards invisibles, ces petits fichiers que disséminent les sites sur mon ordinateur et mon smartphone. De même, pour cibler mes préférences, Google (propriétaire de YouTube) analyse soigneusement mon historique de navigation sans jamais m’en informer ou m’en demander l’autorisation. Pour devenir “invisible” de ce beau monde, la première parade – celle que l’on néglige si souvent – reste de paramétrer son téléphone. Dans mon smartphone, l’appli Réglages ou Paramètres permet, par exemple, de désactiver les services activés par défaut comme l’assistant vocal Siri (iPhone) ou tout ce qui concerne la localisation de l’appareil.

Une précaution indispensable. Sinon, à chaque fois que mon smartphone passe devant une borne wifi ou l’émetteur d’un opérateur mobile, il est enregistré par GPS avant d’être analysé par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), dont les applications et systèmes d’exploitation sont de vrais aspirateurs à données personnelles. Il faut dire que ces traces de mes itinérances en temps réel ont de la valeur. Si je fais une fois par semaine le trajet entre mon domicile et une clinique dermatologique, cela intéresse au plus haut point les annonceurs de l’industrie pharmaceutique. Et les Gafam se feront une joie de lui moucharder cette habitude.

Sur ordinateur comme sur smartphone, une précaution élémentaire est d’installer Firefox, le navigateur web libre et gratuit développé et distribué par la Mozilla Foundation avec l’aide de milliers de bénévoles. Je m’exécute. Cela ne signifie pas que ma navigation devient intraçable, mais elle n’est plus la propriété exclusive de Google ou Apple, avec leurs navigateurs Chrome et Safari. Après avoir paramétré Firefox à son tour – j’active l’option “Navigation privée” qui rend invisible l’ensemble mes actions – j’y ajoute deux petites extensions disponibles sur le net : Adblock (antipub) et Ghostery (anticookies). Une autre option consisterait à utiliser un VPN : un réseau virtuel privé. Ce petit programme s’intercale entre votre ordinateur et le site consulté, en brouillant votre IP – l’identifiant de votre ordinateur. Il évite ainsi d’être tracé et permet de changer son pays d’origine : se localiser à Bombay quand on est à Paris, et vice versa. Notez que le recours à un service payant est conseillé. Qui ferait confiance aux VPN proposés gratuitement par Google ?

Quand on cherche on trouve

Désormais invisible dans mes navigations, je m’attaque au verrouillage de mes échanges électroniques. Je désinstalle bien sûr Facebook Messenger et WhatsApp – également propriété de Facebook –, que je remplace par Telegram, la messagerie cryptée utilisée jusqu’à l’Élysée. Cela ne règle pas le problème des mails, qui eux aussi sont allègrement scannés par les fournisseurs comme Google, Apple, Yahoo… En la matière, je déniche l’hébergeur Gandi pour me créer ma propre boîte mail : franz@kafka.com. J’expérimente aussi Protonmail. Au moins, ce service de messagerie cryptée n’enverra pas ma correspondance en Californie. Pour l’internaute lambda que je suis, je dois reconnaître que toutes ces précautions sont fastidieuses et peu intuitives. Mais quand on cherche, on trouve. Une alternative à iCould ou Google Cloud, les services de stockage de fichiers sur des serveurs? La plateforme française Cosycloud. Son offre de base propose 5 Go de stockage gratuit. Me voici à la tête d’un premier arsenal d’invisibilité, mais pas totalement étanche. Ceux qui voudraient aller plus loin peuvent consulter des manuels, dont le Guide d’autodéfense numérique (1), un riche ouvrage collectif disponible en ligne et régulièrement mis à jour.

Tragique échantillon

Devenir invisible, pourquoi au juste, quand on n’a “rien à se reprocher”? Peut-être pour éviter de connaître un jour la mésaventure tragique de l’Américaine Gillian Brockell : dans un tweet du 11 décembre, cette chroniqueuse au Washington Post y interpelle les grandes plateformes du numérique, tout particulièrement Facebook, Instagram, Twitter et Experian (spécialiste du marketing fondé sur les données). Elle écrit : “Entreprises de la tech, je vous implore : si vous êtes assez intelligentes pour vous rendre compte que je suis enceinte et que j’ai accouché, alors vous êtes sans doute assez intelligentes pour réaliser que mon bébé est mort. Envoyez-moi des publicités qui prennent en compte ma douleur, ou bien ne m’envoyez pas de publicité du tout !” Voila un tragique échantillon des raisons incitant fortement à devenir invisible sur la toile, où les données personnelles de chacun, faute de réglementation, font les milliards de dollars de quelques-uns.

“Le Net est le lieu d’une guerre permanente économique, entre États et entre grandes entreprises. Elle se déroule en permanence sous nos yeux sans que nous le voyions alors même que l’enjeu majeur de cette guerre, son carburant, est la capacité à capter notre attention”, résume Arthur Blanchon avec un petit sourire triste, sous la verrière de la cantine glaciale de cet immense espace de coworking parisien, près de la place de la Bastille. Derrière nous, un homme à moitié nu, en caleçon et chaussettes, se claquemure dans son casier vitré où il prépare peut-être la prochaine killer app (application tueuse) permettant de survivre dans cette jungle. Comme Arthur ! La petite trentaine, slim taille basse qui laisse effleurer la bride du caleçon, chemise de coton bariolée, des baskets que l’on ne trouve pas chez Decathlon et une barbe rousse soigneusement taillée. Le projet qu’il mûrit avec son associé Antoine Vadot consiste à rassembler, pour chaque internaute, l’ensemble de ses données de navigation dans un historique qui devient alors un véritable passeport personnel numérique et même une “identité déterritorialisée”. Maître de nos données, nous pourrions décider avec qui on les partage, quelles entreprises y ont accès, d’en supprimer certaines, de limiter leur diffusion et de les mettre à jour. On pourrait même les vendre!

Pour la première fois depuis l’apparition des réseaux sociaux à la fin du XXe siècle, le pot de terre pourrait renverser le pot de fer. En jeu ? Des milliards. On comprend mieux pourquoi Arthur Blanchon, X2007 (polytechnicien de la promo de la susdite année), a décidé de se lancer dans cette aventure audacieuse et délaisser les grands corps de l’État. Baptisée Misakey, la version optimisée de son outil devait être lancée fin janvier. “Nous ne serons pas capables de lire les données. Notre proposition consiste à mettre en relation chaque personne à chaque entreprise en toute transparence, car la transparence est le meilleur chemin de la qualité de la relation. Ainsi nous pourrons éliminer toutes ces sollicitations indésirables qui attaquent notre attention.” Avec cet outil, gratuit pour le particulier ou les PME et payant pour les grandes entreprises, Arthur et son compère pourraient devenir les nouveaux « notaires » du Net : de nouveaux tiers de confiance qui garantiraient la sincérité des transactions.

La France ne manque pas d’entrepreneurs convaincus de l’urgence d’agir face au manège des Gafam. Qwant, un moteur de recherche, y a construit son modèle autour du fait de ne pas tracer les navigations ni d’en faire commerce. Tristan Nitot, l’un de ses directeurs, passé par Mozilla et Cozycloud, a donné une conférence éclairante à la fin 2018 : “Les données sont le pétrole du XXIe siècle. J’ai refusé d’installer une application de Facebook sur mon téléphone Androïd parce qu’elle me demande d’avoir accès à tous mes SMS, mes photos, ma position par GPS, la liste de tous mes contacts, mon agenda, et l’historique de l’appareil pour l’utiliser ! Ce téléphone, en réalité, est un derrick dans ma poche pour pomper mes données”…

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