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Ils veulent connecter le cerveau humain

Un petit implant qui mesure l’activité cérébrale d’une truie nommée Gertrude : l’hypermédiatique patron de Tesla, Elon Musk, a présenté le 28 aout les avancées de sa société Neuralink dans le domaine de l’interface cerveau-machine (ICM). Mais il est loin d’être pionnier en la matière ! Depuis les années 1970, des équipes scientifiques du monde entier travaillent sur les ICM, ces systèmes qui permettent à un cerveau et un ordinateur d’être directement liés. 

Le but ? Effectuer des actions – piloter un bras robotisé, écrire un message sans ses mains – grâce à l’analyse des signaux cérébraux. On parle de “boucle fermée” : l’utilisateur effectue une tâche d’imagerie mentale (par exemple imaginer lever la main), dont les signaux sont captés par la machine et transformés en action (comme bouger une main robotisée). En observant le résultat, l’utilisateur va s’adapter pour envoyer une nouvelle commande cérébrale. L’action va ainsi peu à peu s’affiner, avec l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle.

Ces dernières années, la recherche dans le domaine s’est accélérée, afin de développer des applications thérapeutiques. En la matière, il faut distinguer les ICM non-invasifs – généralement des casques à électrodes qui mesurent l’activité électrique du cerveau – des implants semi-invasifs et invasifs, installés sous la boite crânienne voire directement dans le cortex. Un défi technologique qui pose de lourdes questions, aussi bien techniques qu’humaines et éthiques. Car si la technologie s’attache pour le moment à réparer des fonctions motrices ou cognitives défaillantes chez l’homme, l’objectif affiché d’Elon Musk est de créer un homme augmenté. We Demain a décrypté, avec l’aide de spécialistes des ICM, les projets de ces chercheurs qui veulent connecter le cerveau humain.

Un cochon connecté

Un cochon connecté nommé ­Gertrude : voici ce sur quoi planche Neuralink, start-up fondée par Elon Musk en 2016, dans laquelle 158  millions de dollars (133  millions d’euros) ont été injectés. Pour l’instant, Gertrude marche sur un tapis roulant et son implant, dans son cortex moteur, est capable de capter et d’anticiper les signaux des mouvements de ses membres. À en croire le milliardaire, cet implant baptisé The Link rendrait bientôt possible de faire remarcher les tétraplégiques, mais aussi de soigner toutes les maladies neurologiques comme Alzheimer, Parkinson ou l’épilepsie. Implanté dans le cerveau par un robot-chirurgien, il permettrait même d’apprendre une langue  ! 

Mais selon les chercheurs interrogés par We Demain, loin d’initier une révolution, Elon Musk mélange science et fiction. “Sa communication relève beaucoup du spectacle. La seule chose dont on peut parler comme d’une avancée technique imminente est l’implant lui-même : plus petit, plus souple, de l’ordre de 1 024 points de mesures”, contre 100 pour l’un des plus utilisés jusqu’ici, analyse Jérémie Mattout, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

Il permettrait donc d’avoir plus d’informations, ce qui reste à démontrer, car il n’a pas encore été testé sur l’homme et aucune publication scientifique n’a pour l’instant suivi les annonces. Pour François Cabestaing, professeur à l’université de Lille et président de l’association française sur les interfaces cerveau-ordinateur, le robot-chirurgien est aussi une avancée majeure. 

En revanche, la guérison des troubles promise par Musk semble au mieux futuriste, car il s’agit de pathologies diffuses dans le cerveau. “Il faudrait plus de connaissances sur les dysfonctionnements cérébraux et comment agir avec de la stimulation pour les contrecarrer”, affirme Camille Jeunet, chercheuse au CNRS et spécialiste des ICM. Pour l’instant, cela n’existe que pour réduire certains symptômes de Parkinson, par la stimulation cérébrale profonde mise au point par le Français Alim-Louis Benabid dans les années 1980. Impossible aussi d’implanter de l’allemand ou de l’italien dans le cerveau de quelqu’un, car “apprendre un langage est un processus complexe. Il n’y a pas une structure que l’on sait stimuler pour tout d’un coup connaître une langue.”

Pour faire tout ce qu’avance Musk sur les maladies neurologiques, il faudrait en outre “des implants à différents endroits. Dans le cortex moteur pour contrôler un exosquelette, à l’arrière du crâne pour restaurer la vue, dans des structures très profondes du cerveau dans le cas de Parkinson… et des réglages spécifiques en fonction de ce qu’on veut faire.” Qui dit plusieurs implants dit multiplication des risques. Problématique quand on sait que Musk, “transhumaniste notoire” selon François Cabestaing, ne cache pas sa volonté de voir un jour l’homme se fondre avec les machines.

“Fusionner les intelligences humaine et artificielle relève du fantasme total, balaie la neurobiologiste Catherine Vidal. La matière vivante du cerveau et les neurones qui produisent la pensée ne fonctionnent pas comme la matière inerte des puces avec des signaux binaires.”

BrainGate : Bien avant musk

Alors qu’au moment où nous écrivons ces lignes, Musk n’a pas encore l’autorisation de tester sa puce chez l’humain, le premier homme implanté au niveau du cortex moteur l’a été… il y a plus de quinze ans. Une première réalisée en 2004 par des chercheurs de l’université de Brown aux États-Unis, menés par le professeur John Donoghue. Le sujet tétraplégique de ce projet baptisé BrainGate avait alors été capable de déplacer un curseur sur un ordinateur grâce à un implant, l’Utah Array, le plus utilisé aujourd’hui. Depuis, d’autres essais ont eu lieu : Cathy Hutchinson, qui avait perdu l’usage de ses membres et de la parole après une attaque, est parvenue en 2012 à boire seule un café avec un bras robotisé. En 2018, une nouvelle version du projet a permis à trois tétraplégiques de se servir d’une tablette tactile.

“L’Utah Array est le standard actuel des électrodes, mais le problème est qu’il est invasif”, précise François Cabestaing. Sa taille est conséquente et, dans sa première version, ses fils sortant du crâne pouvaient favoriser les infections. De plus, les implants intracorticaux comme celui-ci ou The Link sont au contact direct du cerveau, ce qui crée « des lésions et inflammations autour », détaille Perrine Séguin, doctorante en neurosciences et médecin rééducatrice qui travaille avec des personnes lourdement handicapées. Cela rend leur utilisation prolongée impossible et peut altérer la captation des signaux. D’où le besoin d’avancer sur les biomatériaux. Les équipes de BrainGate ont justement récemment publié des travaux sur la détection des signaux et le sans-fil. “On va peut-être bientôt entendre parler d’eux”, prédit François Cabestaing.

Le cas Ian Burkhart : Restaurer les sensations

Il y a ceux qui misent sur des membres artificiels et ceux qui veulent permettre aux paralysés de recontrôler leurs propres membres. Ian Burkhart avait perdu l’usage de ses mains et jambes après un accident. Opéré à 22 ans en 2014 par des chercheurs de l’université de l’Ohio et de la société ­Battelle, il a pu recontrôler son bras droit dès 2016, et son sens du toucher a été “restauré” début 2020. Pour cela, en plus d’un implant qui détecte l’activité de son cortex moteur, des électrodes sont placées sur son bras et génèrent des contractions musculaires. “Parmi les mesures contrôlant ces stimulations, les chercheurs arrivent à extraire la partie liée à une sensation résiduelle du patient. Ils interprètent ces signaux et donnent un retour sur le bracelet vibrotactile du bras, que le sujet doit apprendre à utiliser pour mieux faire la tâche”, décrypte Jérémie Mattout. La stimulation sensorielle est donc ici indirecte, mais une équipe de Pittsburgh (Pennsylvanie) a réussi à stimuler directement le cerveau d’un patient grâce à un deuxième implant.

De nouvelles possibilités regardées de près par Elon Musk. “Il dit qu’il va tout faire : mesurer, stimuler, guérir toutes les maladies”, ironise le chercheur, mais pour le moment l’étude de Pittsburgh sus-citée est l’une des rares à mélanger ICM et stimulation cérébrale, qui en général ne permet pas d’interaction, mais est “subie” par le patient. Si d’autres équipes travaillent sur des implants qui stimulent pour restaurer la vue ou améliorer la mémoire, attention donc : il est trop tôt pour tout faire en même temps.

Ces projets veulent “pallier les conséquences d’une maladie, mais ne s’attaquent pas aux causes”, constate la neurobiologiste Catherine Vidal, membre du comité d’éthique de l’Inserm. Or il y a encore une “immense ignorance” vis-à-vis des causes de Parkinson, Alzheimer ou des douleurs chroniques. La neurobiologiste insiste aussi sur la balance ­bénéfice-risque, car des troubles de la personnalité et des dommages dans le cerveau sont parfois constatés chez des parkinsoniens implantés. “On touche à l’intégrité du cerveau donc à l’intégrité psychique. Sur une personne en bonne santé, c’est inacceptable d’un point de vue éthique.” L’Unesco prépare justement un rapport sur les neurotechnologies et leurs implications pour l’avenir. “Comment fera-t-on cohabiter êtres augmentés et êtres normaux, alors que seuls des privilégiés pourront se payer ces technologies ?” s’interroge François Cabestaing.

Clinatec : Faire remarcher les tétraplégiques

Thibault est tétraplégique, mais depuis plus d’un an, il avance et bouge les bras grâce à un exosquelette qu’il contrôle mentalement en laboratoire. Voir des patients paralysés se lever, marcher et manipuler des objets, c’est l’objectif ambitieux du projet Brain Computer Interface du laboratoire grenoblois Clinatec, fondé par le professeur Alim-Louis Benabid. Moins invasif que ceux des projets Neuralink ou BrainGate, l’implant se situe sous la boite crânienne, à la surface et non dans le cortex. Ce qui lui permet d’être réversible et d’éviter les lésions. 

Mais pour la médecin Perrine Séguin, la prouesse réalisée par ­Clinatec pose des questions de bénéfice-risque pour les patients : l’opération chirurgicale nécessite de faire “deux trous de 5 cm dans l’os du crâne, avec les risques que cela comporte”, rappelle-t-elle, et “dans l’étude publiée, sur les deux patients opérés, l’implant de l’un s’est arrêté et a dû être enlevé”. De plus selon elle, ce type de dispositif n’est “fonctionnellement pas encore utile” pour les patients : alors que Thibault peut se déplacer en fauteuil roulant, l’exosquelette de Clinatec doit par exemple être attaché au plafond pour ne pas tomber, et “il manque encore la préhension”, sur laquelle travaillent activement les chercheurs grenoblois. 

Selon Perrine Séguin, d’autres recherches, bien que moins avancées techniquement, sont plus utiles au patient. Comme face à Neuralink, elle s’inquiète aussi de l’espoir suscité par ce type d’annonce : “Certains patients vont à l’étranger se faire implanter tout et n’importe quoi”, se désole-t-elle. Le projet est en outre calibré sur un patient pilote : “Ce n’est pas parce que ça marche avec lui que ça marchera sur tous les autres”, prévient Camille Jeunet. ­Clinatec a donc fait sa preuve de concept, mais beaucoup reste à faire. 

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