Partager la publication "La mode peut-elle nous protéger de la reconnaissance faciale ?"
Les propriétaires de smartphone l’utilisent déjà au quotidien pour déverrouiller leur appareil ou identifier leurs amis sur leurs photos Facebook. Est-il encore possible d’échapper à la reconnaissance faciale ?
La question se pose plus sérieusement que jamais, alors que cette technologie se développe à grande vitesse. En Chine, la reconnaissance faciale est déjà couplée à un système de “crédit social” qui permet aux autorités de pénaliser les citoyens en fonction de leurs comportements dans l’espace public (traverser au feu rouge, manger dans le métro…). Quant à la France, elle devrait devenir dès novembre prochain le premier pays d’Europe à la proposer à ses citoyens via son programme d’identification sécurisée “Alicem”.
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Quel impact sur notre vie privée et sur la protection de nos données biométriques ? L’utilisation potentielle de la reconnaissance faciale à des fins de surveillance inquiète, et encourage l’émergence de techniques visant à la neutraliser et à garantir l’anonymat dans l’espace public.
Aux États-Unis et en Europe, des créateurs de mode développent ainsi des collections de vêtements, bijoux et maquillage censés empêcher la reconnaissance faciale. Leur démarche, pour le moment essentiellement artistique et symbolique, est encore peu connue du grand public mais pourrait, à terme, se développer.
Comment une robe peut-elle parvenir à tromper les algorithmes ? Pour le comprendre, il faut d’abord rappeler comment fonctionne un système de reconnaissance faciale. “Il utilise en général des réseaux de neurones artificiels avec une base de données constituée de nombreuses images de visages“, nous explique Thomas Solignac, co-fondateur de l’entreprise Golem.ai spécialiste de l’automatisation des métiers grâce à l’intelligence artificielle.
Un système de reconnaissance faciale, poursuit-il, attribue une valeur à chaque pixel de la photo ou vidéo d’un visage. “L’algorithme ne réfléchit pas, il va établir des points communs entre le nouveau visage qu’il est en train d’analyser et ceux de sa base de données.“
Cette technologie comporte encore de nombreuses failles. Le système est en effet extrêmement sensible aux variations d’angle de prise de vue du visage (de profil, de loin, etc) ainsi qu’aux variations des éléments qui le composent : maquillage spécifique, changement de coupe de cheveux…
“Si je vous montre une photo de chat rose, vous allez hésiter une seconde mais vous reconnaîtrez toujours un chat. L’intelligence artificielle, elle, va être énormément perturbée car elle gère très mal la généralisation.“
Thomas Solignac
Les designers l’ont bien compris. Dès 2010, l’artiste berlinois Adam Harvey lance son projet CV Dazzle qui propose une série de coiffures et maquillages (très) originaux censés empêcher la reconnaissance faciale. Le principe est repris sept ans plus tard par Grigory Bakunov, un employé russe de l’entreprise technologique Yandex, qui imagine un maquillage capable de tromper les algorithmes.
Plus récemment, la stylicienne polonaise Ewa Nowak a mis au point un délicat bijou de tête en laiton, à poser sur son visage comme des lunettes. L’armature est constituée de points clefs qui recouvrent le dessous des yeux et une partie du front pour empêcher toute tentative d’identification du visage de son porteur.
Afin de perfectionner son projet, baptisé “Incognito”, la créatrice explique avoir travaillé avec le programme DeepFace développé par Facebook. Le réseau neuronal mis au point par la firme californienne serait en effet capable de déterminer si deux visages photographiés appartiennent à la même personne avec une précision supérieure à 97 %.
Dissimuler certaines parties de son visage derrière un bijou ou trait de maquillage peut donc suffir à tromper même les algorithmes les plus perfectionnés.
“L’humain est capable d’établir une distinction entre le visage comme entité abstraite et les éléments qui sont rajoutés ou modifiés. L’intelligence artificielle n’a quant à elle aucune idée de ce qu’est qu’un oeil, des cheveux ou un arrière plan…“, détaille Thomas Solignac.
“La moindre information peut donc la perturber car sa définition d’un visage ne se fonde que sur les 10 000 photos de visages qu’on lui a envoyées. Le réseau neuronal ne peut pas considérer comme mineurs un trait de maquillage ou un bijou qu’il n’a jamais vu.”
Certains créateurs décident d’aller encore plus loin, en mettant au point des vêtements capables d’empêcher la reconnaissance faciale de leurs porteurs. C’est par exemple le cas de la collection “Realface Glamoflage” mise au point par la designeuse néerlandaise Simone C. Niquille en 2013.
Pour environ 65 dollars, vous pouvez vous procurer un T-shirt à motif imprimé représentant des visages déformés de célébrités. Un look qui permet difficilement de passer inaperçu dans la rue, mais qui bloque l’identification automatique du visage du modèle par Facebook.
Depuis 2011, le réseau social propose à ses utilisateurs de “taguer” automatiquement leurs amis sur de nouvelles photos en se fondant sur de précédentes images sur lesquelles ils sont déjà identifiés. Face aux T-shirts “Realface Glamoflage” et leurs multiples visages déformés, l’algorithme ne parvient plus à détecter un visage précis et devient inopérant.
La stratégie est reprise par Adam Harvey pour son projet Hyperface, lancé quelques années après sa collection CV Dazzle et présenté en 2017 au festival Sundance en collaboration avec le collectif Hyphen Labs.
La stratégie est reprise par Adam Harvey pour son projet Hyperface, lancé quelques années après sa collection CV Dazzle et présenté en 2017 au festival Sundance en collaboration avec le collectif Hyphen Labs.
L’artiste a mis au point des motifs imprimables sur tous types de textiles pour quelques euros. Le sticker disponible à la vente en ligne représente des cercles abstraits qui sont détectés comme une multitude de petits visages par l’algorithme de reconnaissance faciale.
Plus épurée, la collection IP Privacy conçue par Nicole Scheller propose également des robes, vestes et sweats anti-reconnaissance faciale. Depuis la lecture de 1984 de George Orwell, la question de la surveillance de masse irrigue son travail créatif.
“Prenez l’exemple de la Chine, qui investit massivement dans la technologie de surveillance et les technologies de reconnaissance biométriques. On s’achemine potentiellement vers un futur assez sombre.”
Nicole Scheller
Nicole Scheller teste la fiabilité de ses créations sur le logiciel open-source Simple CV. Les motifs de ses vêtements sont reconnus comme des éléments anormaux par l’intelligence artificielle et vont donc empêcher leur porteur d’être identifié comme un être humain.
“Le processus est bloqué en amont, décrypte Thomas Solignac, car avant même de se demander à qui appartient ce visage, l’algorithme va catégoriser la personne en autre chose qu’un humain, par exemple un panneau de signalisation, un nombre ou du texte. Il n’est pas programmé pour reconnaître une tête détachée de son corps.” Sans corps, pas de tête, et donc pas de visage à analyser.
Reste la question de l’utilisation de ces outils anti-reconnaissance faciale. Peuvent-ils causer plus de mal que de bien en tombant entre de mauvaises mains ?
Le Russe Grigory Bakunov a ainsi décidé de suspendre son projet de maquillage anti-reconnaissance après s’être rendu compte qu’il pouvait également être utilisé par des personnes malintentionnées, comme des voleurs ou des terroristes. “Il y a une trop grande probabilité que notre service soit utilisé à d’autres fins“, précise-t-il sur son blog (lien en russe).
Nicole Scheller estime quant à elle que ces créations restent trop voyantes pour être utilisées à des fins criminelles. Ironie du sort, si la mode anti-reconnaissance faciale permet en effet d’échapper à la vigilance des algorithmes, elle reste suffisamment tape-à-l’œil pour empêcher ses adeptes de passer incognito dans l’espace public.
Il faudra donc attendre avant de retrouver ces collections au rayon prêt-à-porter des grandes marques.
D’autant que le perfectionnement croissant de l’intelligence artificielle risque de les rendre rapidement obsolète. “Ce sera de plus en plus difficile de contourner la reconnaissance faciale, reconnaît Thomas Solignac. Les logiciels auront de plus grandes bases de données et vont apprendre à détecter les visages de manière plus indépendante.” C’est donc un petit jeu du chat et la souris qui s’annonce. Les stylistes devront suivre de très près les tendances de l’I.A… pour ne pas être eux-mêmes démodés.
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